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Abbé de Tanoüarn

Rédacteur en chef

Les signes d’un nouveau populisme chrétien / Entretien avec François Bousquet

François Bousquet est l’un des journalistes les plus talentueux de sa génération. Il a consacré son dernier livre à Patrick Buisson et à ce qu’il appelle « la droite buissonnière ». Il prolonge ici sa réflexion sur le populisme chrétien.

Qu’est-ce qui a conduit Patrick Buisson à évoquer un « populisme chrétien » ?

C’est dans un entretien au Monde, en date de juin 2013, que Buisson a lancé cette expression. La loi Taubira venait juste d’être adoptée par le Parlement en dépit de la très forte mobilisation de la Manif pour tous. C’est néanmoins cette mobilisation, à la fois par son intensité et par sa qualité, qui a poussé Buisson à formuler l’hypothèse d’un populisme chrétien. Dans cet entretien, qui fit alors un certain bruit, il évoquait une « phase que décrivait Lénine de politisation de catégories jusque-là réfractaires ou indifférentes à l’égard de la chose publique » et qui accédaient à une conscience civique et politique. Ce à quoi on assistait, ajoutait-il, c’est aux prémices d’une révolution culturelle. Gaël Brustier parlera plus tard d’un Mai 68 conservateur. Sans nécessairement aller jusque-là, la Manif pour tous a certainement enclenché un processus au long cours dans la lutte pour l’hégémonie culturelle, à la différence du mouvement en faveur de l’école libre en 1984, qui avait certes eu raison de la loi Savary, mais sans engager une réflexion de fond sur le type de société à envisager. Défaits au Parlement, les manifestants, du moins certains d’entre eux (les Veilleurs, la revue Limite), ont cette fois-ci ouvert un vaste chantier, éthique et philosophique, sur l’écologie humaine, le principe de la limite, la durabilité de notre modèle économique, la marchandisation des rapports humains.

N’est-ce pas le vieux conservatisme chrétien ?

Non pas du tout. Le phénomène est d’autant plus intéressant que la Manif pour tous a fait litière d’un certain nombre d’idées reçues sur les catholiques. Si elle a participé et même devancé le grand retour du conservatisme, c’était un conservatisme délesté de sa part maudite : le conformisme intellectuel. Rappelons à cet égard qu’au xixe siècle, le conservatisme chrétien a pu se confondre avec l’ordre moral, le parti clérical et les intérêts de la bourgeoisie. Ce qui en faisait de fait le gardien de l’ordre établi et lui valait d’être rangé par le chrétien Léon Bloy dans la famille infamante des pharisiens et des philistins. C’est tout le contraire qui s’est produit avec la Manif pour tous, elle a résolument fait le choix de la dissidence, s’inscrivant dans le camp de l’opposition, en butte au nouvel ordre moral progressiste. Ironiquement, le progressisme a fini par incarner tous les travers qu’il dénonçait naguère. Mû par la passion de l’indifférenciation, il s’est métamorphosé en parti de l’intolérance, de la bien-pensance et du confort intellectuel.

Les deux termes « populisme » et « chrétien » ne sont-ils pas antinomiques ?

Il ne fait pas de doute que le populisme chrétien est assez éloigné de la tradition populiste hexagonale, soit bonapartiste et plébiscitaire, soit boutiquière et faubourienne, qui conjugue un double patrimoine génétique et historique : une tradition anarcho-protestataire qui s’épanouit à l’écart du pouvoir, mais se cristallise à travers la figure de l’homme providentiel, dans un mélange d’insoumission au système et d’allégeance au chef. Il y a sûrement une difficulté propre au christianisme à se retrouver dans ce schéma (qui tient à l’histoire de la démocratie chrétienne), du moins à s’incarner politiquement dans la figure d’un leader charismatique, plus encore quand il est populiste. Au risque d’une forme de dépersonnalisation du pouvoir, le combat des idées prévaut ici sur le choix des hommes. On cherchera en vain un tribun du peuple dans la Manif pour tous. Tous ceux qui auraient pu aspirer à en endosser les habits se sont fondus dans des cortèges où la collégialité, les veillées, les débats demeuraient le mode d’expression privilégié.

Qu’est-ce qui fait la singularité du populisme chrétien ?  

La Manif pour tous a rejoué, dans une version catholique, l’antagonisme du peuple contre les élites, qui est la scène inaugurale du populisme. Elle s’est emparée toute seule de l’engagement 31 du programme de François Hollande, le droit au mariage pour les couples homosexuels, sans l’aval des états-majors politiques ou religieux. On n’ira pas jusqu’à dire qu’elle s’est formée par génération spontanée, ne serait-ce que parce qu’elle peut s’appuyer sur une critique du progrès qui, de Péguy à Bernanos, a un solide ancrage. Il n’empêche : elle emprunte au populisme son spontanéisme initial, c’est-à-dire qu’elle s’est développée en dehors des cadres et des corps constitués, rejointe par un épiscopat en ordre dispersé et un monde politique qui n’avait pas l’imprimatur de leur parti. C’est l’univers associatif catholique, c’est la rue catholique qui ont fait valoir une sorte de non possumus. Faut-il voir derrière le refus têtu et invincible d’Antigone l’esquisse d’un néo-populisme ? Buisson s’y est risqué, même si dans La Cause du peuple, il en appelle plutôt à une politique de civilisation structurée par le christianisme comme mémoire commune et histoire partagée.

Comment donner une consistance politique à ce populisme chrétien ?  

Il y a peut-être au fond du populisme – et on n’a pas manqué de le lui reprocher – un refus du politique. Le paradoxe du populisme, c’est qu’il se dresse à la fois contre la confiscation de la politique par une élite, tout en faisant jouer des réflexes impolitiques qui l’éloignent du pouvoir : la surenchère maximaliste, le refus de nouer des alliances, l’illusion restaurationniste. La généalogie, occultée par les universitaires, dans laquelle s’enracine le populisme est celle des révoltes populaires, ce qu’on appelait sous l’Ancien Régime les « émotions » : jacqueries, émeutes frumentaires, protestations antifiscales. Elles ont toutes, peu ou prou, échoué. Il serait peut-être temps d’interroger cette longue suite d’échecs. À la différence de la révolution, la révolte ne pose pas le problème des commencements. Rejet plus que projet, elle s’efforce de renouer avec un ordre révolu plutôt que de chercher à instaurer un nouvel ordre. Pour cela, rien de tel que d’arrêter l’horloge du temps et la marche de l’histoire. L’avenir nous dira si le moment populiste que nous traversons, selon l’expression d’Alain de Benoist, est susceptible de le sortir de cette impasse.

Comment la Manif pour tous s’inscrit-elle dans le « moment populiste » ?  

La Manif pour tous procède de ce moment populiste en tant qu’émanation de la société civile et refus de la logique du marché, elle s’en distingue par des formes de protestation qui empruntent à la tradition de la désobéissance civile et de la non-violence. C’est assurément un phénomène sans précédent. Nul ne s’attendait à une mobilisation d’une telle ampleur, encore moins à y trouver autant de jeunes gens. Le mouvement s’appuyait sur un socle de valeurs immatérielles, autre nouveauté, sans faire valoir le moindre intérêt catégoriel. C’est en cela un mouvement désintéressé, mais qui peine à exister politiquement – ceci expliquant peut-être cela. D’où les dilemmes de la droite hors les murs qui ne parvient pas à exister politiquement. Sur le papier, le scénario imaginé par Buisson demeure séduisant, manque seulement une tête d’affiche électorale pour donner corps à cet espace politiquement inoccupé qui va de Laurent Wauquiez à Marion Maréchal Le Pen. Pour l’heure, la droite hors les murs a vécu, faute de personnalité capable d’en porter le projet.

François Fillon n’est-il pas représentatif à sa manière de ce mouvement ?  

Il a surtout essayé d’en détourner la dynamique à son profit. Il a gagné la primaire et fait le plein au Trocadéro en mobilisant l’électorat catholique et conservateur, mais c’était pour mieux lui tourner le dos. Alors que ses électeurs lui demandent de faire du sarkozysme sans Sarkozy (en gros, la ligne Buisson), il fait du chiraquisme sans Chirac, imposant François Baroin, l’homme qui préconise de ne pas installer des crèches de Noël dans les mairies, et Luc Chatel, le ministre qui a introduit la théorie du genre dans les écoles, tout en négociant avec l’UDI des circonscriptions électorales. J’ai tendance à penser que ce qu’on prend pour du caractère n’est chez lui l’indice que d’une très grande flexibilité. Il a l’échine très souple et peut avaler toutes les couleuvres. Humilié cinq ans durant par Sarkozy, il s’est accroché envers et contre tout. Battu par Copé à la présidence de l’UMP, dans des conditions troubles, convenons-en, il a refusé sa défaite. Il ne quitte pas un navire qui coule pourvu que les autres coulent avec lui.

Qu’est-ce que Buisson attend de ce populisme chrétien ?

Buisson guette le retour d’une droite des valeurs porteuse d’une critique de l’anthropologie du libéralisme, anthropologie qui repose sur l’octroi quasi indéfini de droits aux uns et aux autres, du mariage gay à l’homoparentalité. L’ingénierie sociale néolibérale aspire à transformer l’humanité en un champ expérimental sans limite, avec le concours d’une science dévoyée aux pouvoirs démiurgiques. Son objectif ? Reprogrammer et resynthétiser le vivant, pour en faire un vivant augmenté et marchandisé, moyennant une part grandissante et bientôt envahissante de greffons technologiques. En un mot, abolir l’humanité de l’homme au prétexte que celle-ci est frappée d’un vice de forme originel : sa finitude, son incomplétude, sa péremption. Dans ce combat contre la machine et la marchandise, les chrétiens sont en première ligne. Sur la théorie du genre, le mariage homosexuel, la GPA et la marchandisation du corps, c’est le monde chrétien qui a produit la critique la plus vigoureuse. Pourquoi ? Il y a une sagesse inhérente à la religion qui heurte de front les intérêts économiques et réfute les conséquences ultimes de la demande d’autonomie individuelle : la propriété de soi-même, autrement dit la possibilité d’user de son corps à sa guise dès lors que cet usage du corps est librement consenti et n’affecte pas les autres. Or, cela affecte, de toutes les manières possibles, les autres, n’en déplaise aux libertariens, aux théoriciens du genre, aux transhumanistes. Penser comme ils le font depuis leur insularité intellectuelle, c’est oublier que l’homme n’est jamais seul et qu’il s’insère dans un ensemble qui le dépasse sans le nier.

Propos recueillis par l’abbé Guillaume de Tanoüarn

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