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Abbé de Tanoüarn

Rédacteur en chef

Entretien avec l'Abbé Loiseau

L’abbé Loiseau est une personnalité forte dans l’Église de France. Mais ce n’est pas en tant que fondateur d’une communauté que Monde&Vie l’interroge aujourd’hui, mais plutôt à cause de son extraordinaire connaissance du terrain, en l’occurrence parce qu’à Toulon, il a voulu faire de l’évangélisation des musulmans l’une de ses priorités.

M l’abbé, cher Fabrice, pouvez-vous présenter votre œuvre aux lecteurs de Monde & Vie ?  

J’ai fondé les Missionnaires de la Miséricorde divine en 2005 avec l’abbé Dubrule et l’abbé Gillet. C’est une communauté de droit diocésain, qui a été lancée avec les encouragements et plus que les encouragements, à la demande que m’a faite Mgr Rey, évêque de Toulon. Cette Communauté repose sur trois piliers : la dévotion à la Miséricorde, en particulier telle qu’elle a été révélée à sainte Faustine, avec l’adoration eucharistique et la forme extraordinaire de la liturgie romaine et enfin l’idée de la nouvelle évangélisation.

Qu’est-ce que la nouvelle évangélisation pour vous ?

La nouvelle évangélisation est nouvelle en ce qu’elle suppose, dans notre pratique apostolique, la prédication de rue, le porte à porte, les missions sur les plages (c’est l’objet tous les ans du Camp Spes) et aussi une attention particulière pour les musulmans. Comme nous l’a demandé le pape François, nous voulons aller aux périphéries, pour une annonce explicite de la Parole du Christ.Vous parlez d’attention particulière aux musulmans…  Cette attention à l’islam se concrétise en particulier dans notre adoration du vendredi à 15 heures, l’heure de la Miséricorde. Nous donnons à nos séminaristes une formation particulière sur l’islam et nous les envoyons en stage dans les pays musulmans. Mais ici même dans le vieux Toulon, notre église se trouve au milieu d’une population qui est à 60 ou 80 % musulmane. Nous allons à la rencontre de tous ces gens. L’une des qualités des musulmans en général, c’est qu’ils n’ont aucun respect humain. Nous allons avec eux droit à l’essentiel dans une démarche qui est frontale. D’où l’importance de la soutane : on annonce la couleur. L’une des premières remarques que je pourrais faire, c’est que, pour eux, les chrétiens ne sont pas des marginaux dans la société d’aujourd’hui. Ils assimilent la société contemporaine au christianisme, même les jeunes qui ne pratiquent pas font couramment cette confusion. C’est leur objection essentielle et première : « Regardez la société dans laquelle on vit ! Regardez-vous, les chrétiens ».

Que constatez-vous dans ce quartier de Toulon, largement islamisé où vous vous trouvez ?  

Il y a une vraie progression des salafistes. Plusieurs ont été interpelés dans Toulon, mais il y en a moins qu’à Marseille ou à Nice : quelques dizaines sont des radicaux violents. On estime qu’il y en a quelques centaines à Nice et quelques milliers à Marseille, reliés soit à l’État islamique soit à Al Nosra. Leur recrutement ? Ce sont les jeunes beurs qui traînent dans la petite délinquance. Désœuvrés, désocialisés, il leur reste leur identité musulmane, une identité forte, même s’ils ne pratiquent pas. Je voudrais signaler que ces jeunes, même quand ils connaissent peu leur religion, ont toujours reçu les rudiments d’une apologétique antichrétienne. Dès leur jeune âge, que ce soit par la famille ou par l’imam, on les prévient contre les dogmes essentiels de notre foi, la Trinité (considérée comme une forme de polythéisme), l’incarnation et la rédemption, qui supposent commis le péché le plus grave dans le Coran, celui des associateurs : les chrétiens associent le Christ à la Divinité, ils sont forcément réprouvés pour cela. Notons aussi que le célibat des prêtres est suspecté et considéré comme un mal.

Comment parvient-on de cette apologétique rudimentaire à la radicalisation, qui implique un passage à l’acte nécessairement violent ?  

J’ai immédiatement deux images en tête, un garçon d’abord, dont je peux dire que je l’ai bien connu et que je vais continuer à le suivre. Issu d’une famille musulmane libérale, il se dit en recherche, mais il a une identité forte. C’est d’abord un excellent danseur, un beau gosse, il paraît parfaitement intégré quand je le rencontre. Il épate ses copains, j’ai assisté plusieurs fois à des imitations très crédibles de Michael Jackson. Son ambition, au départ, est de monter à Paris et de devenir mannequin. Il finit par mettre ce beau projet à exécution, mais, je n’ai jamais su ce qui s’était vraiment passé dans la Capitale : apparemment il s’est fait jeter… Il doit donc revenir à Toulon, dans sa famille, avec cet échec. Je le revois à ce moment-là et trois semaines après je le croise à nouveau : métamorphosé, avec la barbe et une djellabah que je lui vois pour la première fois, et puis avec un discours que je ne lui avais jamais entendu tenir : à l’entendre, il avait découvert la vraie voie ; sa vie prenait un sens.

Comment, en un temps si court, la métamorphose a-t-elle pu s’opérer ?  

Il m’a dit qu’il allait beaucoup sur Internet, à la découverte sans doute de sites radicaux. Mais contrairement à ce que l’on entend souvent à propos des loups solitaires, qui se radicaliseraient seuls devant leur écran, je ne pense pas qu’Internet puisse suffire. Il faut toujours une rencontre. En l’occurrence, il a croisé un garçon qui était parti en Syrie et c’est ce garçon, ce salafiste djihadiste qui a opéré la prise de conscience.

Pour vous, le mal, à l’origine de la radicalisation, c’est cette école salafiste ?  

Attention, il faut distinguer salafistes et salafistes. Il y a les salafistes piétistes, qui pensent que l’Occident va tomber de lui-même, et les salafistes djihadistes qui estiment qu’il faut utiliser la violence contre lui. Les uns et les autres ont une conception littérale de l’islam. Je n’ai jamais vu un salafiste piétiste condamner un djihadiste, mais il est vrai aussi qu’ils n’ont pas le même jugement sur les moyens à mettre en œuvre pour vaincre l’Occident. Par ailleurs, puisque nous en sommes à établir des catégories dans l’intégrisme musulman, il ne faut pas confondre salafistes et wahabites. Les wahabites se réclament d’Abdel Wahab un réformateur du xviiie siècle, qui a tout misé sur la famille Saoud. Les pétrodollars servent souvent à diffuser le wahabisme. Mais beaucoup de salafistes ne se reconnaissent pas dans cet intégrisme-là. Ils estiment quant à eux que l’Arabie saoudite est corrompue, qu’elle observe souvent la charia de manière très extérieure, qu’elle ne pratique pas le vrai islam dont ils se réclament, eux.  Quant aux frères musulmans, cette organisation transnationale fondée par Al Banna en 1928, elle est plus politique, moins spirituelle. Autant les salafistes sont antidémocrates et hostiles aux droits de l’homme. On peut entendre, sortant de leur bouche une critique de la démocratie qui fait penser à ce que disent certains catholiques traditionalistes. Autant les frères musulmans entendent, eux, se servir de la démocratie et des droits de l’homme. Le virtuose, dans ce registre est Tarik Ramadan… Dans les deux cas, le but reste d’établir un État religieux qui permette aux musulmans de vivre leur foi. On ne peut vraiment vivre l’islam que dans un État religieux.

Revenons au garçon que vous évoquiez et qui s’est en quelque sorte radicalisé sous vos yeux…

Il tient des discours durs et finalement tente de partir en Syrie. Il est rattrapé par sa mère, qui est allé donner ses papiers à la police. Recueilli dans un foyer de soi-disant déradicalisation, il se fait envoyer un sabre. Son projet est d’aller tuer quelques marins à l’Arsenal, les égorger en bonne et due forme. Hélas : le sabre qu’il avait commandé sur Internet éventre son propre colis. Il est interrogé et avoue qu’il voulait passer à l’attaque… Il a pris cinq ans. Il est actuellement à Fresnes. J’attends un peu que la pression baisse, mais je vais sûrement faire une demande pour aller le voir.

On a l’impression que vous connaissiez particulièrement bien ce garçon ?

C’est l’un de ceux, dans le quartier, avec lequel j’avais le plus de discussions. Il a montré une fragilité certaine, mais je peux témoigner qu’il n’est pas fou. C’est un garçon tout à fait moderne, apparemment bien dans son temps, qui est devenu un tueur en intention, et cela en l’espace de quelques semaines.

Vous évoquiez un autre cas…  

Celui d’une jeune fille de quinze ans, qui a voulu partir, elle aussi. C’était impossible de la raisonner. Elle était persuadée, en entreprenant ce voyage en Syrie, de pouvoir sauver sa famille et l’humanité tout entière. Quand les policiers l’ont interrogée, en émettant ne serait-ce qu’un doute ou une mise en question de son projet d’adolescente, ils se faisaient traiter de juifs infiltrés. Ce que l’on peut tirer de ces observations, c’est que dans les deux cas, la démarche de radicalisation est profondément religieuse. Bien sûr il y a le contexte de la société moderne, de l’échec, mais il ne faut pas s’empresser de psychiatriser ces aspirants terroristes. Il faut les comprendre, si l’on veut pouvoir agir sur eux. Il faut admettre que c’est une aspiration spirituelle dévoyée par une religion qui les conduit à la mort. Au départ, ces jeunes ont de vraies interrogations. Cette vision théologique les satisfait, elle répond à leurs questions, elle solutionne leurs doutes. Ils ont trouvé la voie pour établir le Royaume d’Allah sur le monde.

Le Royaume de Dieu dont vous parlez, il a, pour nous une résonance chrétienne ?  

Leur religion a d’abord une dimension eschatologique, et effectivement cela nous rappelle quelque chose, à nous chrétiens. Ils savent qu’ils sont dans les derniers temps. Ils attendent le retour d’Issa (Jésus), à la fin du monde, quand l’ensemble de la planète sera devenue musulmane. Ils savent aussi – ils trouvent cela dans toutes sortes de petites plaquettes en langue française, dont j’ai constitué un petit stock – que le Royaume d’Allah devra affronter une alliance entre les juifs et les chrétiens, animée par l’Antéchrist. Mais face à l’Antéchrist, ils attendent, eux, le Mahdi et ils lui donne un nom : certains (les sunnites) pensent à Erdogan, le président turc. D’autres se rattachent à l’ayatollah Khomeini. De toute façon Jésus-Issa va revenir pour tuer l’Antéchrist et se marier, ce qu’il est empêché de faire depuis 2000 ans. Après avoir tué l’Antéchrist, il viendra dire aux chrétiens qu’ils ont fait un blasphème en le divinisant. Alors il ouvrira l’enfer devant eux et ils mourront, étouffés par la sueur que provoquera en eux à la fois la peur et la honte…

Qu’est-ce que vous proposez face à ce processus de radicalisation que vous décrivez comme si terriblement simple ?

Je n’ai pas grand-chose à proposer. Il faut, avant tout, une identité religieuse chrétienne forte. Les musulmans sont convaincus qu’ils ont raison parce qu’il n’y a plus de religion publique en Occident. Ayant l’habitude des instances de dialogue où trop souvent la partie chrétienne ne tarit pas d’éloge sur leur religion à eux, ils pensent que les chrétiens sont admiratifs de l’islam et qu’au fond ils sont demandeurs. Il ne faut pas avoir peur, nous autres chrétiens, d’affirmer visiblement notre foi, par exemple par des processions. Quant aux déclarations de laïcité, elles ont l’effet inverse de celui que l’on en attend, elles ne font que renforcer l’islam.

Mais ne croyez-vous pas que l’islam va subir une crise interne, sa crise des Lumières, comme le christianisme et qu’il n’y résistera pas ?  

Nos amis les dominicains du Caire croient beaucoup à cette hypothèse. Mais je pense que, sur ce point ils se trompent. Tout indique que l’islam ne va pas faire sa crise de la modernité. Il s’adapte parfaitement. Quant aux Occidentaux, ils n’ont pas de réponse à proposer aux jeunes musulmans qu’ils ont accueillis sur leur territoire. On le voit, les révolutions arabes, d’abord hésitantes, se sont toutes tournées vers la radicalisation islamique. Le Parti de Dieu est actuellement pour eux le parti gagnant, plus alléchant que la Révolution libérale, empêtrée dans ses contradictions. Je ne crois pas à un éclatement de l’islam, mais plutôt à une assimilation musulmane de la modernité, jusque dans les mœurs. Il suffit que la loi soit sauvegardée en public. Vous savez par exemple que les pays arabes sont les plus gros consommateurs de pornographie. Tant qu’elle n’est pas projetée dans les rues, la loi est sauve… De ce point de vue, on peut dire que la charia résiste bien, avec cette double dimension, où l’extériorité a sa part.

Du point de vue politique ?…

Il va bien falloir prendre des mesures politiques, vu le nombre des conversions à l’islam et vu la démographie : dans les familles religieuses, en France, on est à cinq enfants par famille. On va donc vers une islamisation de la société. Il faudra avoir des sources de renseignement de plus en plus précises pour éviter les attentats, mais ce n’est pas mon métier que d’évoquer cela.

Croyez-vous à une réforme théologique de l’islam ?  

Une réforme théologique de l’islam pourquoi pas. Mais attention, ce sera long et difficile : il y a trois dogmes principaux, à l’origine de la radicalisation. D’abord le dogme du Coran qui est la Parole incréée d’Allah, ce qui supprime toute distance entre le lecteur et le texte, en empêchant toute herméneutique des 200 versets violents que contient le Livre sacré. Le deuxième dogme dangereux est celui de l’imitation du Prophète. Si Mohammed est « le beau modèle », sa vie violente exerce un véritable pouvoir de séduction sur les musulmans. Il faudra pouvoir expliquer, interpréter cette violence. Enfin il y a l’eschatologie musulmane, je vous en ai dit deux mots tout à l’heure. Elle enseigne que nous sommes dans les derniers temps et que l’ensemble du monde va devenir musulman à relativement brève échéance.

L’initiative de cette réforme théologique peut-elle venir des chrétiens ?  

Les problèmes sont trop profondément théologiques et spirituels pour que leur solution puisse venir d’autres personnes que des musulmans eux-mêmes. Mais ce sera difficile tant que l’islam continuera d’être fasciné par sa propre force. Pour l’instant, face à l’identité islamique, il y a un seul remède, c’est d’affirmer une identité chrétienne forte, comme cela existe déjà dans tel pays du monde, comme la Russie.  

Propos recueillis par l’abbé Guillaume de Tanoüarn

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