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Eric Letty

Editorialiste

Le prix de la liberté n’est pas celui du canon

Entendre Emmanuel Macron se poser en champion de la liberté me fait à peu près le même effet qu’un boucher qui prônerait le véganisme. Les “pass” sanitaires m’ont vacciné contre ce genre de propos, émanant du Président de la République. Le discours qu’il a prononcé, le 19 août, à Bormes-les-Mimosas, appelant « notre peuple » (il existe donc ?!) à faire montre de « force d’âme » pour « accepter de payer le prix de notre liberté et de nos valeurs » en conséquence du conflit ukrainien, m’a donc laissé dubitatif.

Quel est ce prix qu’il nous faudrait payer ? Le gesticulateur de l’Élysée envisage-t-il un conflit avec la Russie, ou veut-il préparer les Français à « la fin de l’abondance » découlant (partiellement) de la rupture avec ce pays ? Le contexte du discours de Bormes-les-Mimosas, tout entier consacré au souvenir du débarquement en Provence et des combats de Libération, permet d’autant moins d’écarter la première proposition que Macron affirme que « la guerre est à nos portes »et compare l’union des alliés contre l’Allemagne nazie à « cet archipel de fraternité qui aujourd’hui aide l’Ukraine à résister à son assaillant ».

Cette grosse ficelle, qui consiste à gouverner en jouant sur la peur et lui a déjà beaucoup servi, lui permet d’appeler les Français à l’unité – derrière lui bien sûr – et même de redécouvrir le sens du mot « nation »! Au-delà des roulements de mécanique et des “éléments de langage” dont il est coutumier, sans doute ne sommes-nous pas encore appelés à mourir pour l’Ukraine, fût-ce pour défendre les « valeurs » de la macronie dont la promotion est devenue l’objectif prioritaire de notre diplomatie (cf. page 8). Reste à comprendre où cette politique conduit la France.

Le mondialiste de l’Élysée a montré, depuis le début de son premier quinquennat, que la présidence de la République française n’est, à ses yeux, qu’un marchepied où ne se limitent pas ses ambitions. Sans surprise, il s’aligne sur les meneurs de jeu occidental, les États-Unis. Ceux-ci apparaissent comme les véritables vainqueurs du conflit ukrainien, à la faveur duquel ils sont parvenus à reproduire les conditions de la guerre froide, créant un nouveau rideau de fer entre l’Europe et la Russie. Pour la même raison, les Russes, en revanche, n’auront pas gagné, même s’ils l’emportent militairement ; politiquement, il s’agira d’une victoire à la Pyrrhus.

Les grands perdants sont les Européens, à commencer par les Français (mais pas forcément Emmanuel Macron…). Leurs politiques avaient vendu aux peuples la construction européenne en leur affirmant qu’elle assurerait la paix en Europe et constituerait une puissance qui permettrait de s’émanciper de la tutelle américaine. On voit ce qu’il reste de ces promesses. Au lieu d’essayer de jouer la carte d’une médiation entre la Russie et l’Ukraine – celle d’un tiers parti entre Washington et Moscou – l’UE, vassalisée, s’est promptement alignée sur la position américaine, à rebours de ses intérêts économiques et stratégiques.

Quant à nos bons amis Ukrainiens, ils jouent un jeu où, en fait de prix de la liberté, la corruption et le marché noir ont une part inavouable. La France leur a fait don de dix-huit canons Caesar, fleurons du savoir-faire français en matière d’armement. Une information avait fuité au mois de juin, indiquant que deux de ces pièces avaient été capturées par les Russes, mais les médias français et le site Wikipédia avaient dénoncé cette « infox ». C’en était bien une, semble-t-il, mais pas celle que l’on croyait… Car, selon le magazine Bulgarian Military, ces matériels, d’une valeur de 7 millions de dollars l’unité, n’auraient pas été pris, mais… vendus aux Russes, pour 120 000 dollars chacun – « à peu près le prix des pneus », me disait récemment, en ironisant, un connaisseur du dossier. Les ingénieurs de Vladimir Poutine auront ainsi tout loisir de les étudier…

Côté français, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a annoncé devant le Sénat qu’une enveloppe de 85 millions d’euros serait consacrée au remplacement des dix-huit canons offerts. En somme, les Russes auraient fait une bonne affaire et le contribuable français, une (très) mauvaise. Info ou infox, n’y aurait-il pas là matière à enquête parlementaire ?

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