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Monde & Vie

Secrétariat Monde & Vie

Entretien avec Hervé Juvin

Économiste, sociologue, sa bibliographie est abondante. On retiendra son dernier livre au titre provocateur : Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé. Hervé Juvin est président de l’Observatoire de l’Eurogroup. C’est un des principaux essayiste d’aujourd’hui, défendant une écologie humaine qui repose, nous allons le voir, sur des nations bien vivantes à l’intérieur de leurs frontières…

Monde&Vie : Est-ce que vous pensez que la France peut maitriser ses frontières, comme elle l’a fait dans les siècles passés ?

Hervé Juvin : Si la question est théorique, la réponse est évidemment oui, la France peut maîtriser ses frontières. Un pays souverain, c’est à dire libre de décider de qui réside sur son sol et de qui a accès à sa citoyenneté est parfaitement en mesure notamment avec les nouveaux moyens de surveillance électronique de tenir ses frontières. La question que vous posez est en fait d’une autre nature. Elle n’est pas théorique, la question est celle d’un certain nombre de traités et d’engagements internationaux, celle de l’existence d’un droit des réfugiés, celle de la prégnance d’une idéologie que certains qualifient du « sans-frontiérisme » qui fait que, en pratique, il est extrêmement difficile pour un Etat européen, de tenir effectivement ses frontières.

Doit-on dire qu’il y a migrants et migrants ?

Nous avons effectivement affaire à des flux de migrants qu’il faut différencier : il y a les gens qui entrent légalement en France au titre du regroupement familial (quel que soit le jugement qu’on puisse porter sur le regroupement familial) ; il y a les enfants de parents étrangers nés sur le sol français, et dont le droit du sol dit qu’ils sont français (les « Français de papier ») ; et puis vous avez le cas différent des réfugiés politiques, des gens qui ne peuvent pas vivre dans un pays du fait d’un conflit, d’une guerre civile, d’une famine, ou même d’un événement climatique. Là nous sommes devant un problème d’une autre nature, parce-que les conventions internationales, établissent un statut de réfugiés.

Pourquoi les frontières sont-elles si importantes ?

Il faut prendre un peu de recul pour bien approcher la question, les formules simplistes n’aident pas au débat. Auparavant, les frontières et la séparation entre les sociétés étaient très largement le fait de la distance géographique. Avant la généralisation des transports aériens, avant la multiplication des transports maritimes et terrestres, l’éloignement, la distance géographique instaurait une frontière de fait. Ce n’était pas facile de franchir quelques milliers de kilomètres. C’était coûteux, c’était long, c’était dangereux. Voilà le premier élément, la facilité des communications, la multiplication notamment des transports aériens a contribué à l’abaissement des frontières. Le deuxième phénomène, c’est que la plupart des sociétés politiques étaient unies à l’intérieur d’elles-mêmes.

Vous voulez dire des États alors ?

Des nations, plutôt que des États. Les nations étaient unies à l’intérieur. Rappelons-nous toujours la phrase du Général de Gaulle, qui ne suscita aucune contestation à l’époque où elle a été prononcée – on est au début des années 60. Il dit comme une évidence, « la France est blanche et chrétienne ». Ce qui est important, ce n’est pas le fait qu’il le dise. C’est qu’à l’époque, personne, de l’extrême gauche à l’extrême droite, n’aurait contesté ce qui était juste un constat : il suffisait d’aller dans la rue. Il y avait des ministres d’origine africaine (prenez par exemple Léopold Sédar Senghor, prenez Houphouët-Boigny), il y avait des députés d’origine africaine ou maghrébine au Parlement français, mais c’était une évidence que l’unité de la nation française, se faisait autour d’une religion, la religion catholique, et autour d’une appartenance ethnique que nos amis américains diraient « caucasiennes ». Tout ça a disparu, parce que les transports sont plus performants et plus nombreux et parce-que les effets de la décolonisation et de la recherche de main d’œuvre à bas prix par les entreprises, parce que les effets du dogme de la diversité individuelle au sein des sociétés, font qu’aujourd’hui il est beaucoup plus difficile d’affirmer une unité interne des nations. Je fais ce long détour pour répondre à votre question : aujourd’hui, tenir les frontières, c’est plus difficile que par le passé, ça suppose d’aller contre des dispositions internationales (Schengen, l’ONU, un certain nombre de conventions) et puis à l’encontre d’une idéologie très prégnante qui en tient pour l’abolition des frontières. Le Général Wesley Clark qui était le commandant en chef des opérations de l’OTAN contre la Serbie, l’a très bien résumé en disant en substance : « L’unité interne des nations est une idée du passé, nous devons tout faire pour détruire l’unité des États européens »…

C’est une volonté américaine, alors, ce brouillage des frontières ?

Oui, c’est une volonté américaine. Le modèle américain, c’est celui de colons qui ont exterminés les indigènes, [parce-que les États-Unis sont fondés sur un génocide « réussi », qui est le génocide des populations indiennes], eh bien ! Les États-Unis veulent généraliser leur modèle dans l’ensemble du monde. Et à cet égard, c’est le sens de mon livre, « Le mur de l’Ouest n’est pas tombé » (éditions Pierre-Guillaume de Roux). Nous avons une colonisation mentale et idéologique par les États-Unis sous l’égide de la diversité individuelle qui est contraire aux bases sur lesquelles sont fondées nos États-nations en Europe et dont je pense qu’elles réservent des jours sévères et douloureux pour l’Europe quand elle se réveillera.

Vu la puissance à la fois financière, économique, et même culturelle des États-Unis, le combat est-il perdu par avance ?

Il n’y a évidemment aucune fatalité. Depuis quelques jours, nous sommes confrontés à un afflux de migrants et de réfugiés qui n’a rien à voir avec ce que nous avons connu dans le passé. Probablement qu’en France, pour bien se représenter ce qui se passe, il faut penser au choc qu’a constitué l’arrivée de ceux qu’on appelait les « Pieds noirs », les réfugiés d’Algérie. On a eu de l’ordre d’1,5 millions de personnes qui sont arrivées en France en très peu de temps, il a fallu leur trouver une place. Que ce soit en Corse, que ce soit dans le Sud de la France, ils n’ont pas été accueillis à bras ouverts et ça n’a pas été facile pour eux de se faire une place. On sait aussi d’ailleurs que ça a été des éléments très dynamisants. Ça a été un peu la même chose pour les Harkis. Une partie de l’agriculture la plus performante du Sud-Est, par exemple, est faite des rapatriés d’Algérie.

Il y a donc une marge de manœuvre, un espoir ?

La question est très ouverte. D’abord, je constate un réveil, un sursaut européen. Si nous gardons notre souveraineté, nous gardons la liberté de décider qui peut accéder à notre territoire, et nous décidons de contrôler nous-mêmes nos conditions propres d’accession à la citoyenneté. Voilà un enjeu absolument déterminant aujourd’hui. Est-ce qu’on va laisser à des commissions d’experts, à des « sachants » auto-proclamés, le soin de dire qui est Français, et qui ne l’est pas ? Est-ce qu’on va laisser à des commissions internationales absolument irresponsables politiquement le soin de définir les conditions d’accès aux résidents sur notre sol ? Je crois que la réponse des Européens, si tant est qu’on les écoute, est massivement non. C’est au peuple souverain de décider des conditions d’accès à son sol et à sa nationalité. On emploie souvent le terme de grand remplacement de population, et on emploie un autre mot qui est celui d’invasion. Pour ma part, je suis prudent pour la raison suivante : historiquement la majorité des invasions se sont passées sans combat militaire. Elles se sont passés d’une manière simple, par la submersion démographique. Vous preniez une société année 0, vous regardiez la même société 30 ans plus tard, 40 ans plus tard, les gens n’étaient plus les mêmes, la religion, les lois, les mœurs, quelque fois la langue, n’étaient plus les mêmes. Vous étiez face à une invasion.  Aujourd’hui on a le phénomène absolument inverse, on assiste à un mouvement démographique d’une grande importance où ceux qui en quelque sorte « conquièrent » un territoire adoptent les mœurs, les lois et la religion de ceux qu’ils envahissent.

Et cela même si on prend l’exemple de l’Islam…

Je pense qu’il y a deux attitudes qui ne sont pas convenables. Ceux qui disent « tout ça va très bien se passer, il est interdit de dire que ça va mal se passer, et il est interdit de se protéger », ceux-là sont des irresponsables et je pense qu’ils préparent les plus grands drames, parce-que de manière évidente, comme vous l’avez dit, l’Islam est une religion forte, qui structure l’ensemble des sociétés dans lesquelles elle est implantée depuis plus d’un millénaire, et ça ne va pas de soi, dans des sociétés prétendument laïques, qu’une forte minorité se réfère à l’Islam. Et puis il y a aussi ceux qui disent : « De toute évidence, ces migrations sont en train de détruire notre société, notre cadre de vie. Mais il est possible que tout ça se passe bien ». Aujourd’hui il est trop tôt pour pouvoir affirmer quoi que ce soit, mais je dirais qu’il faudrait plus s’interroger sur les conditions pour lesquelles ça se passe bien.

Et ces conditions, quelles sont-elles ?

C’est simple. Il faut un État-nation fort. Il faut des fonctions régaliennes fortes. Il ne faut rien céder sur ce qui fait la sécularité de notre société. Oui nous sommes des sociétés dont les racines sont chrétiennes. Oui nous sommes des sociétés fondées sur une certaine conception de la laïcité. Oui nous sommes « la fille ainée de l’Église » parce que la laïcité en France a été négociée avec l’Église catholique, et à peu près avec elle seule. Nous sommes des sociétés qui ont une singularité en terme de mœurs, par exemple de relations entre les hommes et les femmes, et de liberté de comportements : tout ça, n’est pas négociable. On arrivera d’autant mieux à résoudre les problèmes qui nous attendent, que nous serons très forts dans l’expression de nous-mêmes, que nous serons très assurés de nos valeurs, et que nous serons intransigeants sur ce qui fait notre identité, notre singularité. Malheureusement, ce n’est pas le chemin choisi par la majorité des politiques.

Ce n’est donc qu’une question de volonté politique ?

Oui, mais aussi de réalisme. Je pense qu’avec son extraordinaire résilience au cours des siècles, sa robustesse, sa capacité à encaisser des chocs et à les surmonter, la France est parfaitement capable d’intégrer et de faire d’excellents Français avec un certain nombre de milliers, de dizaine de milliers de réfugiés ou de migrants. Il y a simplement un effet de seuil, et je m’étonne qu’on en parle si peu. Il est clair, qu’au-delà d’un certain nombre de centaines de milliers ou d’un certain nombre de millions de migrants, la question de l’invasion, sera posée. Et je m’étonne que les politiques, que nos idéologues, nos éditorialistes parlent si peu de ce qui était une discussion commune il y a seulement 20 ans, à savoir, la notion des seuils de tolérance. Il est clair, qu’au-dessous d’un certain seuil, la société française est assez forte pour que tout se passe bien. Mais au-dessus d’un certain seuil, c’est la société française elle-même qui risque d’être déstabilisée avec les conséquences que l’on peut deviner.

Mais n’existe-t-il pas une obligation morale vis-à-vis des réfugiés qui fuient la guerre en Syrie ?

Il me semble qu’il faut se poser une autre question : nous accueillons aujourd’hui, l’Europe accueille, des gens qui sortent de pays qui ont connu des années et des années de guerre, et qui, eux-mêmes, viennent d’États, qui sont objectivement en situation d’abord de dictature, puis d’anarchie. Intégrer des populations nombreuses qui viennent avec cet héritage historique, dont elles ne sont en rien responsables mais qui les ont marquées, accueillir ces populations qui ont dû se construire un autre mode de vie, d’autres manières d’exercer l’autorité, largement fondées sur la force et la violence, les intégrer à nos sociétés pacifiées aujourd’hui, c’est prendre un vrai risque sur la pacification de nos territoires. Alors ce sont les folies aventureuses des Américains qui en sont responsables…

Est-ce que sortir de l’espace Schengen est réaliste ?

D’abord, on est déjà sorti de l’espace Schengen. Il ne vous a pas échappé qu’après la décision de l’Allemagne un peu surprenante, plusieurs pays la suivent et je sais qu’aujourd’hui même, quand vous passez en voiture les frontières de l’Autriche, on vous demande un passeport. On vérifie votre identité. Donc Schengen a vécu. On en est déjà de fait sorti. Aujourd’hui, quand vous circulez dans une partie de l’Europe de l’Est, on recommence aux frontières à vous demander une preuve d’identité. Ce qui m’apparait tout à fait sain par ailleurs.

Mais on sent qu’il y a pour vous une sorte d’urgence à rétablir des frontières…

Il n’y a pas de souveraineté et il n’y a pas de société politique libre sans frontières. Je dis cela pour une raison tout à fait évidente : mes décisions à moi, citoyen du peuple français, et les décisions du peuple français, ses domaines de souveraineté, eh bien le peuple français doit pouvoir les prendre sans que cela n’engage ni les Allemands, ni les Britanniques, ni naturellement les Américains. D’un côté de la frontière, mes lois et mes décisions s’appliquent, de l’autre côté de la frontière, ce sont les lois ou les décisions des autres qui s’appliquent.

Vous ne croyez pas à l’avènement d’un monde sans frontières ?

L’idée apparemment généreuse et brillante d’abolition des frontières, c’est juste l’idée d’un totalitarisme mondial. Si vous n’avez plus de frontières, c’est que vous avez un gouvernement mondial. Un gouvernement mondial, non démocratiquement désigné, aurait tout d’une dictature, et je pense d’ailleurs que sous l’égide de nos amis d’outre-Atlantique, un certain nombre des traits d’une dictature mondiale sont en train de se dessiner. Nous sommes appelés à obéir aux injonctions américaines, notamment dans ces domaines si essentiels, si constitutifs de nos sociétés que sont l’accès à la nationalité et l’accès au territoire. Dans ce domaine, ne soyons pas naïf, les Américains protègent très bien leur territoire. On l’a vu avec l’Afghanistan, on l’a vu avec l’Irak, on le voit malheureusement en Syrie, les Américains déploient en ce moment une politique aventureuse de la terre brûlée qui consiste à détruire les Etats qui leur résiste. Simplement ils vont tôt ou tard se heurter à des morceaux un peu plus gros… J’espère que l’esprit de résistance tôt ou tard va faire s’unir l’Europe et va libérer l’Europe de la colonisation des idéologies américaines.

Cette théorie sans-frontiériste a-t-elle tant d’importance que cela dans la pratique ?

Il n’y a pas de liberté d’un peuple à se déterminer si il ne sait pas qui il engage, qu’il engage ses citoyens, seulement eux, sur un territoire déterminé. Et je pense que les échéances qui nous attendent sont assez considérables, parce qu’à mon avis, en France, la clé de l’élection présidentielle à venir, ce sera de distinguer les candidats qui veulent dissoudre le pays dans la conformité internationale si bien que la France continuera d’être gouvernée par des comités d’experts, des « sachants » extérieurs à elle, et ceux qui veulent rendre à notre pays sa souveraineté, en lui rendant notamment le contrôle de ses frontières. Je pense que c’est là une question absolument clivante pour la présidentielle qui vient.

Est-ce que vous voyez des signaux de réveil de personnes ou des partis...

Déjà, il est excellent que la religion catholique se dise maintenant comme minoritaire, puisque nous vivons dans des sociétés où les minorités ont à peu près tous les droits. Et donc, il est excellent que l’Église change, qu’elle ne se vive plus comme majoritaire. Je constate qu’est en train de se développer en France tous les réflexes d’une religion identitaire qui sont aujourd’hui des mécanismes fortement gagnants. Je crois que nous sommes en train de sortir de la société de consommation, je crois que nous sommes en train de sortir de l’individualisme roi, et je crois que nous entrons dans une société désarticulée et émiettée où pouvoir dire « nous » n’aura pas de prix.

Vous êtes optimiste ?

Pouvoir dire « nous » en étant certains qu’on partage des valeurs, en étant certains qu’on puisse se faire confiance l’un à l’autre, et en étant certain qu’on partage un projet de société ou un projet de vie. Je pense que ce « nous » n’a plus de prix. Hors le nous, c’est la fin de l’individualisme absolu. Je pense que la société française est en train de prendre ce tournant-là, et ce tournant-là est entrain de déclasser des politiques, qui continuent de vivre sur les vieilles lunes de 68, les vieilles lunes du consommateur roi et l’individu triomphant. Je crois qu’on vit le retour du collectif, qu’on va vivre le retour des biens publics, de la même manière qu’on va vivre le retour des limites, et tout cela fait que je suis très confiant dans une renaissance française. 

Dans le paysage politique, qui choisiriez-vous ?

On voit très bien qu’il y a un effet de génération. On voit très bien que vous avez tous ceux qui ont été rompus à l’atlantisme, à l’européisme, qui prennent leurs ordres de Washington. Et puis, on voit bien aussi, qu’on a une génération – et je le dirais, dans tous les partis – de dirigeants plus jeunes, qui sentent que l’autorité doit reprendre ses droits, qui savent que la citoyenneté a un sens et que c’est quelque chose d’être citoyen français, et donc que la France doit préférer ses citoyens, et qui sentent bien aussi que les notions de souveraineté, sont des notions absolument importantes, parce-que je le répète, la souveraineté est la condition de la liberté politique. A cet égard pour moi, le choc est moins les élites contre le peuple, ou il est moins gauche contre droite, qu’il n’est à certains égards un phénomène de génération.    

Propos recueillis par Pascal Lesage

Hervé Juvin, Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé, éd. Pierre Guillaume de Roux 2015 23 euros.

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