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Abbé de Tanoüarn

Rédacteur en chef

En route... avec Patrick Tudoret

Le roman de Patrick Tudoret, L’homme qui fuyait le Nobel, publié cet automne chez Grasset, a été la belle nouvelle de cette rentrée littéraire. Nous revenons ici avec l’auteur, sur le sens de cette tentative : en plein XXe siècle, nous proposer un « roman de conversion », cela rappelle certes les grands ancêtres, Huysmans et Psichari, mais cela dénote aussi une ambition pour aujourd’hui et une allégresse d’écrire peu communes. J’ai rencontré Patrick Tudoret là où il aime écrire, dans le bruit d’un bistrot parisien. C’est dans cette atmosphère qu’ont résonné ses paroles, appelant à l’aventure spirituelle à la suite de son héros Tristan Talberg, découvrant la vraie vie du côté de Compostelle.

Monde&Vie : Patrick Tudoret, vous situez votre dernier livre L’homme qui fuyait le Nobel dans le cadre du pèlerinage de Compostelle… Après Alix de Saint André, après Jean-Christophe Rufin, cela va devenir une mode chez les écrivains français de parler de Compostelle ?

Patrick Tudoret : Ces auteurs racontent leur pèlerinage, ils en font le récit, non un roman. Je vous avoue, quant à moi, que je suis pour l’instant un « jacquet contrarié ». J’ai fait des tronçons de ce pèlerinage, je connais très bien certains de ces méandres, mais je n’ai jamais – faute de temps – fait le pèlerinage tout entier, ce que j’espère pouvoir faire un de ces jours. Et pourtant c’est vrai, Compostelle m’a toujours fasciné. Depuis l’enfance. Depuis longtemps, je me suis dit : le chemin sera le cadre de l’un de mes romans. Et ce cadre a été mon point de départ. J’ai commencé par là. Un de mes maîtres en Sorbonne, ce grand anthropologue qu’est Pierre Legendre, nous parlait souvent de « profondeur du champ ». Compostelle n’est pas seulement le décor d’une action que j’aurais imaginée abstraitement, c’est, dans ce livre, la profondeur du champ de mon regard. J’ai toujours été un “fan” de Julien Gracq, je crois comme lui à l’importance de la géographie, du paysage, dans le déroulement d’une histoire, quelle qu’elle soit. Ces paysages du sud-ouest de la France ou de la Galice, c’est un peu la chair de mon roman, si vous voulez ; j’ai donc commencé par la chair avant d’imaginer cet homme, Tristan Talberg, fuyant le prix Nobel jusqu’à croiser le chemin de Compostelle et allant jusqu’à son terme.

Mais vous auriez pu, avec ce cadre, nous gratifier d’un énième roman à l’eau de rose dans lequel tout aurait été simple… Ce n’est pas vraiment cela…

Je pense qu’un roman est toujours une mithridatisation contre le désespoir. Je me définirais comme un pessimiste allègre. Je ne connais pas un philosophe qui ne soit pessimiste, d’ailleurs, pour autant que je sois philosophe. Comme le dit Antonio Gramsci [philosophe marxiste italien], il faut savoir conjuguer « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté », trouver l’articulation complexe entre les deux…

C’est la foi justement !

C’est le travail que j’assigne au romancier. « Je ne puis approuver que ceux qui cherchent », écrit Pascal. Alors, oui, trouver un chemin, se frayer un chemin à travers les décombres, un chemin vers l’espérance. Dans un monde épris de platitude matérialiste, matérialisme dont les excès me révulsent, un monde enflé, certes, mais de son propre vide, soumis au règne conquérant de l’« économisme », je voulais faire l’éloge de quelque chose qui dépasse un peu cela.

Et c’est là qu’apparaît votre personnage d’Yseult.

Elle a une « foi d’airain » comme vous dites, qui lui donne une dignité admirable, mais elle succombe, elle finit par succomber à ce mal…Oui j’ai approché, il y a quelques années, la maladie de Huntington, cette maladie auto-immune dégénérative, qui va lentement détruire l’Yseult de mon Tristan. J’ai été témoin des ravages que peut occasionner cette maladie, ainsi de cet ami peintre de grand talent, dont je possède plusieurs toiles, qui en est aujourd’hui atteint. Cette femme disparue, Yseult, est certainement le personnage crucial (au sens le plus fort), l’épicentre, de mon roman. Son mari Tristan l’agnostique est à la fois admiratif et jaloux de cette foi qu’il ne parvient pas à partager. Il a vu la dignité que sa femme a toujours gardée face à la mort. Et cette mort a été pour lui comme une leçon magistrale, un puissant révélateur des vanités de ce monde. Le voile de l’illusion s’est déchiré. Brutalement, au moment où il l’obtient, ce prix Nobel dont il a, au fond, toujours un peu rêvé, lui apparaît comme la chose la plus vaine qui soit. Il ne peut plus supporter le mensonge social que cela signifie. Il fuit donc toutes les polices de France et les meutes de journalistes lancées à ses trousses avec la ferme volonté de disparaître, jetant d’un pont sur la Seine, son téléphone portable et sa carte bancaire, les deux plus grands mouchards qui soient, ces deux jolies chaînes qui nous entravent. Il part avec sa femme invisiblement présente, qui semble le guider vers ce pèlerinage qu’elle a toujours rêvé de faire avec lui. Après plusieurs jours d’échappée belle, comme n’y tenant plus, il écrit une première lettre à son « Alta mia », ce petit nom qu’il lui donne : ma grande, ma haute… Tristan se dit : ma femme, par sa grâce, a aboli toutes les autres. Nous avons partagé un amour absolu qui ne tient pas du miracle, mais d’un choix quotidien. Mon livre peut se lire d’abord comme un éloge de cet amour qui dure, contre ce que Sartre appelait « les amours contingentes ». J’ai voulu montrer un amour total, oblatif : ils se sont donnés l’un à l’autre, comme Tristan et Yseult, dont ils ont fait de la légende un idéal partagé, un don de soi qui survit à la mort. Précisons d’ailleurs que si Yseult s’appelle bien Yseult, Tristan a, lui, un prénom beaucoup plus prosaïque. Or, adoptant ce prénom – ce qu’elle trouve d’abord un brin ridicule –, il fait le choix, dans un élan romantique absolu, d’être à la hauteur de leur amour.

La question qui brûle les lèvres de votre lecteur, c’est : dans quelle mesure vous vous identifiez, vous Patrick Tudoret, à cet auteur plein de nobles sentiments, perdu dans son agnosticisme et à la dérive depuis qu’il fuit le Nobel…?

Vous savez ce que disait Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi… ». Mais il ajoutait aussi « dans une œuvre, l’auteur doit être présent partout et visible nulle part ». Mon héros est un agnostique paradoxal qui cite les mystiques rhénans et les Pères de l’Église. Cet homme, pas de doute, c’était moi aussi à une certaine époque. De fait, les lecteurs ont beaucoup d’occasions de s’identifier au personnage de Tristan : cette quête d’un plus grand que soi, qui s’appelle l’espérance, elle est mienne, mais elle est surtout universelle. Il y a un mot qui est un peu au cœur de ce livre et j’en ai fait ma devise. Il est de Marcel Moreau, un très grand écrivain qui est aussi mon ami et voisin dans ce quinzième arrondissement de Paris : « Se dépasser pour s’atteindre ». J’ai rarement vu autant de sacré et de puissance du sacré chez un écrivain qui se dit pourtant athée…

En vous lisant, je pensais, moi, au thème de la fuite, dont vous faites le titre de votre ouvrage. Ce thème est dans Platon, le croyant, disant dans le Théétète « la fuite est une manière de ressembler à Dieu ». Mais il est aussi dans Sartre l’athée, voyant l’homme comme « de trop » en ce monde…

C’est que la fuite est ce chemin que nous empruntons, comme Tristan Talberg, pour nous relever. Au début du roman, c’est un homme à terre. Il a certainement, dans sa misanthropie profonde, franchi plusieurs cercles de l’enfer. D’ailleurs il est littéralement glacé, n’arrive plus à écrire, s’enferme en lui-même et dans ses souvenirs… Et puis il y a un événement, ce Nobel qu’il doit recevoir : c’est un peu comme un catalyseur qui va lui permettre de se remettre debout, de se remettre en marche vers un ailleurs dont il ignore tout. C’est comme dans saint Jean Climaque : si ma mémoire est bonne, les premiers degrés de son Echelle sainte renvoient à la conscience qu’il faut fuir le monde. Tristan, plus que quiconque, avait besoin de cet électrochoc pour prendre conscience du froid dans lequel il se perdait… Il écrit quelque part à sa femme : « À ta mort, c’est comme si la mer en moi s’était retirée ». Mais cela, il ne le sait pas d’emblée, il le découvre ; Le début du roman est d’ailleurs volontairement assez léger, drôle. Je me suis même amusé à pasticher la une de circonstance de certains grands journaux. Je voulais partir de quelque chose de vif, enlevé, pour aller, comme mon héros (ou plutôt mon anti-héros), par cercles concentriques, vers un cheminement plus lent qui touche, je l’espère, à plus essentiel…

Ce qui est très agréable et concourt aussi au rythme de cette histoire, ce sont les changements de plan entre le récit et les lettres à Yseult…

Cela m’a permis, effectivement, de jouer sur des perspectives différentes, d’utiliser un style différent, comme si j’usais de deux caméras. Plus léger dans le récit, plus solennel parfois, mais aussi drôle, percutant, familier, dans les lettres à l’aimée. Et ces lettres, on peut se dire aussi qu’elles constituent le roman que Tristan n’arrivait pas à écrire. Insensiblement, il se remet à gratter du papier en progressant sur le chemin vers Compostelle et au fond, sans l’avoir cherché, il s’y livre tout entier, ressuscitant par l’écriture, lui qui se considérait comme mort.

C’est un livre en mouvement : on ne s’ennuie jamais en tournant les pages…

J’ai voulu faire de ce roman un éloge du mouvement. C’est pour cela que je ne le vois pas forcément comme un roman de conversion au sens strict, mais comme un chemin qui mène à la liberté absolue, celle de croire ou non. On peut lire simplement à la fin : « La foi…, si elle devait s’offrir à lui, alors, oui, il se laisserait faire, la prenant comme un don… ». Mon Tristan est essentiellement un homme libre. Sa fuite est d’abord une révolte, un acte de sédition dont il accepte de payer le prix. S’il choisit la liberté quoi qu’il puisse lui en coûter, ce n’est pas pour retomber en servitude. C’est pour cela que je laisse au lecteur une fin ouverte et, en quelque sorte, le soin de conclure. Plusieurs lecteurs m’ont, d’ailleurs, dit comment ils voyaient la suite de l’histoire. Il me semble que chaque lecteur, quel qu’il soit, peut faire de même.  

Il me semble aussi que dans la facilité qu’on éprouve à la lecture, se cache une vraie facilité d’écriture…

Il faut toujours rester très humble devant l’acte d’écrire, mais je pourrais citer Georges Perros qui disait en substance : Je ne travaille pas, je suis travaillé… Enfin, rien n’est malheureusement simple. Une fois que les choses se sont sérieusement agencées entre elles, après un assez long processus de décantation, cela ressemble à une naissance. Quand je me mets à écrire, oui, tout va assez vite, car la logique organique de l’ensemble est déjà là. Pour ce qui est de la création littéraire, j’userais volontiers de la formule de saint Grégoire de Nysse : « On vient à Dieu de commencements en commencements par des commencements sans fin ». Gestation/parturition. C’est aussi ce qu’expérimente mon personnage : c’est bien souvent quand on se croit le plus loin de Dieu qu’on en est le plus proche. J’ai beaucoup lu Pascal et sa célèbre formule, que l’on trouve déjà substantiellement chez Augustin et pas mal de pères de l’Église, me touche : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ».

La vie spirituelle est affaire d’évidence, vous avez raison, d’une évidence que l’on découvre. Mais pour cela, il faut renoncer au Moi majusculaire. L’une des clés du succès désormais avéré de votre livre, c’est sans doute que ce Prix Nobel que vous mettez en scène, il fait, comme vous, quelques citations au cours de la journée, mais il a tout d’un homme normal, il n’a pas d’excroissance à l’ego…

Puisque vous parlez de citations, allez, je vais faire mon Luchini et vous en offrir encore une, d’autant que je sais que vous en êtes friand… Elle est de Malraux au début de ses Antimémoires, mais Malraux cite en fait l’aumônier du Maquis des Glières, ce prêtre, qui à travers sa vie de prêtre avait acquis une grande expérience des hommes : « Et puis, le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes ». Dans mon livre, il y a ce constat. Le pouvoir, les dorures, le stuc, la fausse gloire, les « grandes personnes », tout cela me fait plutôt rire. Comme mon personnage, je ne sais toujours pas ce qu’est la réussite. C’est très pascalien si vous voulez, ce détachement par rapport aux grandeurs d’établissement, c’est ce que signifie, dans mon livre, le pied de nez de Talberg au Nobel. J’aime beaucoup cette petite histoire gaullienne : le Général reçoit dans son bureau un Baron politique pour lui annoncer qu’il sera ministre dans le prochain gouvernement. On imagine l’enthousiasme un peu fébrile de notre homme, qui croit toucher à l’accomplissement de sa vie. De Gaulle insiste sur l’importance de cette responsabilité nouvelle, mais à un moment, d’une voix sépulcrale, il assène à l’impétrant : « Mais au fond, êtes-vous bien sûr de ne pas préférer la vie à tout cela ? » Ce n’est pas une pose de ma part, mais une question : tout roi n’est-il pas souvent, pour ne pas dire toujours nu, comme dans le conte d’Andersen ? Talberg, au-delà de ses poses et de ses citations qu’il brandit comme un écu de chevalier, sait très bien qu’il est un homme comme les autres, pas plus grand en tout cas. On peut aussi interpréter sa fuite comme un effet du mal-être – absolument banal –, du mûrissement, si l’on veut user d’un euphémisme. À son âge (près de soixante-dix ans), on n’est plus un jeune premier. Il faut s’y faire. On ne doit surtout pas devenir un vieux beau ridicule. Alors, pourquoi pas un patriarche ? L’important dans la vie, comprend-il, c’est, comme au théâtre, de savoir changer d’emploi. Talberg a eu besoin de Compostelle pour ça.

Un dernier mot sur le nom de votre héros : il s’appelle à la fois Tristan Talberg et Martin Vallée (le faux nom qu’il donne à ses compagnons de marche pour ne pas être reconnu), mais aucun de ces deux noms ne correspond à son véritable patronyme, qui reste caché…

J’ai toujours voulu veiller attentivement à l’onomastique dans mes romans. Ces deux noms que se donne mon héros correspondent aux oscillations constantes entre le très haut et le très bas, entre – pour les germanistes – la vallée (tal ou thal) et le mont (berg) qui nous caractérisent tous. La question qui se pose, est : toutes ces oscillations pour arriver où ? Comme Talberg, je ne suis pas sûr d’avoir franchi beaucoup d’échelons sur l’échelle de saint Jean Climaque, mais je suis sûr d’une chose, comme l’a écrit Bernanos, « l’enfer c’est de ne plus aimer ».

Propos recueillis par l’abbé Guillaume de Tanoüarn

Patrick Tudoret, L’homme qui fuyait le Nobel, éd. Grasset, 238 p. 18 €.

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