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Monde & Vie

Secrétariat Monde & Vie

Dialogue avec Solange Bied-Charreton

Dans cette rentrée littéraire un peu terne, le livre de Solange Bied-Charreton, Les visages pâles (Stock), dénote par son sujet : la bourgeoisie parisienne en général et la Manif pour tous en particulier. Il tranche dans la grisaille des auteurs au visage pâle, par son ambition littéraire et sa profondeur. La romancière a bien voulu nous montrer quelque chose de son atelier d’écriture.

Solange Bied-Charreton, vous êtes ce qu’il est convenu d’appeler une jeune “auteure”, vous affichez sereinement trente-quatre ans au compteur. Vous avez déjà trois romans à votre actif. Qu’est-ce qui a pu vous pousser à écrire ?

J’ai toujours eu envie d’être écrivain… Mais qu’est-ce qu’un bon livre ? Pas juste quelque chose qui me fait plaisir. Je me suis considérablement améliorée, depuis que je n’écris plus pour moi-même. Il y a un moment où l’on sait que l’on fait de belles phrases, mais si vous les gardez pour vous, cela devient mortifère. C’est vain. Quelque chose nous dit – c’est mon éducation catholique qui parle –  qu’il y a dans l’orgueil une vraie tristesse. Effectivement, si vous ne partagez avec personne ce que vous écrivez, c’est terrible… Comme une malédiction.

Vous pensez qu’écrire est un acte de charité ?

Non je n’irais pas jusque-là, je ne cherche pas à idéaliser quoi que ce soit. On écrit pour compléter sa personne. Il y a dans l’écriture quelque chose que j’oserais appeler organiciste. Je crée ce qui me manque. Les gens qui n’écrivent pas, c’est tout simplement qu’ils n’en ont pas besoin. Il y a une joie immense à écrire, même dans la difficulté. Personnellement, je me relis à voix haute, je travaille beaucoup le rythme des phrases, la forme de ce que j’essaie de dire. Un roman, ce n’est pas seulement un scénario ou des idées. La littérature nous fait raconter une histoire. C’est la seule vocation dont je peux me réclamer…

Cette vocation, vous la portez en vous depuis toujours ?

Depuis l’école primaire j’écris des histoires ou des poèmes, je ressens ce plaisir d’écrire. Être artiste, je crois que c’est avant tout être un enfant mal fini. C’est parce qu’on m’a dit d’arrêter de jouer aux play-mobiles que j’ai continué en écrivant. Écrire, c’est continuer à être un enfant, à entretenir un rapport enfantin avec la vie ; écrire, cela constitue une séquence régressive de mon existence, dont j’ai besoin, une sorte de cache-cache en plus compliqué, en y intégrant aussi la nécessité de prendre en compte ceux qui me lisent. Je ne magnifie pas les enfants, mais il y avait dans l’enfant que j’étais une idéaliste qui est toujours là et qui veut ordonner le monde selon son désir. Je pense à ce petit enfant que j’ai rencontré récemment et qui voulait être apiculteur ou chef d’orchestre : il avait manifestement un rapport au monde qui est un rapport au monde de romancier. Évidemment c’est mieux d’être écrivain que dictateur, mais enfin l’écrivain se donne à lui-même tout pouvoir sur son monde…    

Vous vous identifiez à ce que vous écrivez…

Ah non ! Justement, ça, c’est le piège. Au fur et à mesure de l’écriture, le roman devient un autre que soi, il vous échappe, vous ne pouvez plus en faire le lieu de votre propre désir, vous devenez alors plutôt le serviteur de votre propre roman, le serviteur de l’harmonie. Si vous refusez cette fonction et n’en faites qu’à votre tête, tout se cassera la gueule ; la moindre tache se remarquera tout de suite, comme une tache rouge sur un tableau.

Venons-en si vous voulez à votre dernier roman, Les visages pâles. La fin de votre roman où le trio que vous mettez en scène, cette fratrie assez hétéroclite, s’en va au grand complet sur les terres familiales, n’est-ce pas un peu un « happy end » trop facile ?

Non, pas facile. J’avais envie que le roman se termine bien, qu’il y ait une espérance. J’ai toujours pensé jusque-là qu’un roman devait canaliser une colère et jusque-là j’arrêtais mes personnages dans cette colère, lorsque, en quelque sorte, ils finissent par tomber de cheval… Cette fois-ci j’ai cherché à aller plus loin, à l’étape suivante. Cette maison familiale dans laquelle ils se rendent, c’est le lieu de l’ataraxie et de l’apaisement. Ils n’y ont d’ailleurs jamais vécu, ni les uns ni les autres, ils vont la découvrir.

Trois jeunes trentenaires réconciliés avec eux-mêmes par leur maison de famille, c’est quand même très bourgeois tout ça ?

J’en viens de cette bourgeoisie, c’est mon milieu personnel, au sein duquel d’ailleurs je me suis toujours senti comme une ethnologue bienveillante ; ainsi j’étais à la fois du monde et pas du monde, éprouvant une sorte de schizophrénie, faite de cruauté et de bienveillance tout à la fois. Mais ce livre n’est pas un livre d’ethnologie. Il pourrait se passer chez les surfeurs à Sydney ou chez les avocats d’affaire à New-York. Cette problématique des visages pâles, elle est universelle. Il suffit de naître « fils de » pour l’éprouver. Dans mon histoire, le grand-père Raoul, qui est un peu l’autorité tutélaire dans cette famille, a une progéniture de « visages pâles ». Mais lui aussi était sans doute le visage pâle de son grand père.

Problématique universelle et personnages très différents les uns des autres. Il y a un rapport entre Hortense et son père Jean-Michel. Mais il n’y en a aucun entre Hortense et sa sœur Lucile ?

Hortense termine en crise, mais dans tout le roman, c’est l’archétype de tous ces gens qui se la racontent à mort, qui gagnent beaucoup d’argent et qui donnent des leçons à la terre entière, en nous disant comment il faut être au monde. C’est tout l’orgueil d’une certaine droite de l’argent et de la performance, mais finalement elle ne résiste pas à sa propre misère affective et elle se casse la gueule. C’est vrai qu’il y a un rapport fort entre cette fille et son père, Jean-Michel, le soixante-huitard, qui a tout vendu. Pour moi, ce devait être un peu Sarkozy. Il vit dans l’insouciance avec ses maîtresses mais, à la fin du roman, il semble rattrapé par sa conscience. Contrairement à ses principes avoués, il ne peut pas vendre la maison de famille.  Sa philosophie officielle, c’est « moi, je m’éclate ». Mais en même temps il est rattrapé par une enfance malheureuse avec laquelle il a toujours à se battre. Au fond, ce n’est pas un personnage si négatif que cela. Je ne suis pas méchante avec mes personnages, je crois que je les conçois avec humour. C’est peut-être mon esprit un peu flaubertien si vous voulez, j’aime me moquer des vaches sacrées, je vise le culte du divertissement, les jeunes, les droits de l’homme… Mais mon roman est fait de personnages et pas seulement d’humains…

Est-ce à cause de votre dimension critique ? À cause de votre goût pour la critique sociale ? On vous compare souvent – c’est flatteur – à Michel Houellebecq…

C’est flatteur peut-être, mais j’avoue, je ne comprends pas cette comparaison.  En tout cas je ne comprends pas la manière qu’a Houellebecq de parler du sexe pour le sexe. Ca en devient clinique. C’est peut-être l’effet recherché, mais c’est très extrême. Quant à moi, dans Les visages pâles, j’avais envie de parler d’amour, d’un amour profond, sentimental et physique, mais je n’ai pas éprouvé le besoin de parler d’anatomie. Mon héroïne, Lucile, la deuxième de la fratrie, est perdue. Elle accepte tout et n’importe quoi, elle s’invente une histoire et elle accepte même que sa relation reste inconnue, qu’elle soit  purement unilatérale… Je voulais étudier, dans le personnage de Lucile, l’attirance qu’une femme éprouve pour un homme. Elle tombe amoureuse au cours d’une visite d’appartement, l’une des occupations les plus tristes qui soient, et ce qui l’attire, c’est une certaine perdition, une certaine gaucherie, qui réveille son destin de trentenaire en marge par rapport aux autres. Dans tout ce négatif, dans ce brouillard, elle cherche un sens…

Et ce sens est un non-sens puisque l’on voit réapparaître un personnage avec lequel vos lecteurs avaient pu faire connaissance dès votre premier roman : dans Enjoy, le personnage de Charles Valérien, ce fils de famille, riche, absolument seul et qui trompe son ennui en essayant de travailler comme tout le monde alors qu’il n’en a pas besoin… C’est un personnage très négatif…

Les gens qui font souffrir les autres dans les relations sentimentales, les font souffrir parce qu’ils souffrent trop eux-mêmes. Lui la sermonne tout le temps, il lui montre la vanité de son destin à elle, de ses compromis qui aboutissent à sa perte. Charles est un personnage très romanesque qui sort de nulle part, qui se donne lui-même en exemple alors qu’il a renoncé à tout. On le retrouve finalement fidèle à lui-même comme à la fin de Enjoy.  « Cet amour ou cette haine, disait-il, je ne les possédais pas, je vais mourir dans la neutralité ». Dans Les visages pâles, Charles l’amant s’évapore, il disparaît… Cette neutralité absolue représente évidemment une forme du mal…

Il nous reste un personnage dans le trio de trentenaires, c’est Alexandre, le militant de la Manif pour tous…

Les scènes de la Manif pour tous que j’ai mises dans le roman intéressent tout le monde, mais pour moi elles sont juste une manière de caractériser ce milieu, un révélateur si vous voulez. Je n’ai pas fait un roman sur la Manif pour tous, mais sur les errances de la haute bourgeoisie. Alexandre, c’est un enfant sans père, qui cherche à tester ses limites. Au  fond, il n’est pas dans la Manif pour tous par ses convictions mais parce qu’il s’ennuie dans son boulot. Il prend une certaine distance avec les militants, qui d’ailleurs ont chacun leur histoire. J’ai voulu montrer que le fait de penser que le monde va très mal est souvent une manière d’oublier que l’on va très mal soi-même. Et cette remarque vaut pour les antispécistes à gauche comme pour les adversaires du mariage homo à droite.

Au fond, vous êtes critique vis-à-vis de la Manif pour tous…

Je suis critique, cela ne veut pas dire que je suis tiède. Je suis tout sauf tiède. Mais je cherche la nuance « pour voir ce que l’on voit » comme dit Péguy. Je ne supporte pas le mot bonheur. C’est un mot de consommateur. Mais je crois à la paix du cœur. La paix du coeur m’a apporté ce goût de la nuance. Je ne prétends pas que je suis arrivée. Penser, c’est toujours changer. Ce roman je l’ai commencé dans une période un peu marxiste, en voulant punir la haute bourgeoisie. Il y a beaucoup de choses vraies dans Marx, mais son matérialisme n’est pas tenable. En terminant ce roman, j’avais envie de sauver mes personnages.

Propos recueillis par l’abbé G. de Tanoüarn

Solange Bied-Charreton, Les visages pâles, éd. Stock 388 p. 20,50 €.

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