« Nous pensons qu’en France, le sursaut est possible, que les Français vont à nouveau s’aimer eux-mêmes et s’aimer entre eux, pour se redécouvrir tels qu’ils sont : viscéralement catholiques. »

Numéro en cours

Abbé de Tanoüarn

Rédacteur en chef

Pour une généalogie de Michel Onfray

Qui sont les grands ancêtres de Michel Onfray, dans cet ésotérisme négationniste qui consiste, contre toute la communauté scientifique et contre tous les amis et les adversaires du Christ, à nier son existence historique ? Bruno Bauer ? Paul-Louis Couchoud ? Prosper Alfaric ? Cette généalogie n’est pas une généalogie de chercheurs, mais une généalogie d’aventuriers.

On est frappé de la faible qualité scientifique des personnes qui, depuis un siècle et demi (pas davantage) se sont hasardées à soutenir l’idée que le Christ n’a jamais existé. J’ai sélectionné trois personnages, qui, malgré tout, dominent la bibliographie : Bruno Bauer, l’inventeur allemand de ce négationnisme christique ; Paul-Louis Couchoud, le Français élégant, mais qui n’est en rien un spécialiste de l’histoire du Premier siècle ; enfin Prosper Alfaric, prêtre défroqué, victime, nous le verrons, de la crise moderniste. Le premier penseur qui ait imaginé non seulement que tel récit évangélique est un mythe mais que l’existence même de Jésus relève de la mythologie, est un disciple de Hegel, Bruno Bauer (1809-1882), qui après avoir accusé son maître, Hegel, d’athéisme caché, a considéré que le Christ n’était qu’une idée, portée à l’origine par l’Évangile de Marc, et développée dans l’Évangile de Jean (1840) et dans les synoptiques (1841). Sa critique repose tout entière sur l’intuition, aujourd’hui abandonnée de tous, que « le christianisme est le stoïcisme triomphant dans un déguisement juif ». La perspective de Bruno Bauer est une perspective mythiste, le christianisme représentant simplement l’hellénisation de la religion juive, à travers le personnage rêvé du Christ. On constate une instrumentalisation des religions juives et chrétiennes, transformées l’une et l’autre, en mythes religieux incompatibles l’un avec l’autre. Faire de la croyance dans l’Évangile juste l’idéal d’une société antijuive, cela paraît vraiment faiblard, comme le reprochera Karl Marx au début de ses Réflexions sur la question juive. Il ne s’agit pas de jouer mythe contre mythe, le mythe inefficace de la Terre promise, pour les juifs, contre le mythe idéaliste et universaliste du Royaume des cieux pour les chrétiens. Car la question se pose immédiatement : à quoi sert le mythe ? Ou, si vous voulez : à qui le mythe profite ? Et cette question se situe en-deçà de la démarche religieuse. Elle réduit le Christ (contre tout ce que nous savons des premières Église) à n’être que la figure mythologique d’une hellénisation militante du judaïsme.Un aventurier de l’espritPaul-Louis Couchoud (1879-1959) ne se perd pas dans ces calculs sordides, ni dans ces guerres de religion et d’irréligion. C’est un personnage doué en tout : passionné par le Japon, il écrit un recueil de Haïkou en français. Par ailleurs, il a fait des études de médecine et dirigera un service dans un asile de Saint-Cloud. C’est aussi un membre de la République des Lettres, qui, à cette époque, existe encore. Il sera le secrétaire mais aussi l’ami d’Anatole France (comme Charles Maurras).  Il possède parfaitement le grec et le latin et, en français, son style est d’une grande perfection formelle. Enfin sa personnalité est celle d’un spirituel, ami du philosophe chrétien Jacques Chevalier, nourri dans sa jeunesse par Bergson et, à travers les siècles, par Pascal.Dans son dernier livre, paru en 1952, le Dieu Jésus, il « se réserve de parler avec poésie des choses de la foi », comme il le dit lui-même. Au fond, spirituellement il a succombé au charme de l’Évangile. Il adhère à l’évidence chrétienne, qui fait que tout homme de bonne volonté se découvre chrétien après avoir entendu la parole du Christ. Mais justement, pour lui, l’histoire de Jésus ou, si vous voulez, le Jésus de l’histoire n’a pas cette évidence. C’est parce qu’il nie l’existence historique de Jésus qu’il répètera à Jean Guitton : « Tout le Credo est vrai sauf sub Pontio Pilato »… Il accepte de reconnaître que le Christ est mort et ressuscité, mais il n’ajoute pas « sous Ponce Pilate », comme il est dit dans le Je crois en Dieu, car Pilate est un personnage historique, ce qui signifie clairement que la passion du Christ est un événement historique – ce que refuse notre homme. Couchoud, pourtant,  adhère à l’explication chrétienne, à cette idée que « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Mais, pour lui, cela reste une idée. Ainsi explique-t-il à Guitton, « l’histoire de la corruption de l’homme [le péché originel] et de sa rédemption n’est pas pour moi une légende, mais une vérité très profonde, vitale pour l’homme, à qui elle donne une explication de lui-même. Mais cette histoire révélée n’est pas tirée d’un fait de l’histoire proprement dite. Elle dépend d’un autre mode de connaissance ».Si l’on en croit Jean Guitton, Couchoud s’est positionné comme reconnaissant l’inexistence de Jésus parce qu’il est dès l’origine profondément convaincu que la lecture rationaliste de Strauss et de Renan est fausse. Que le Christ ait existé, qu’il soit un personnage historique, mais alors sans aucun pouvoir divin, sans avoir jamais fait le moindre miracle, cette idée, répétée depuis Strauss et depuis Renan que « le surnaturel n’existe pas pour la même raison que les hippocentaures, et cette raison est qu’on n’en a jamais vu » (Renan), ce préjugé « scientiste » n’est pas tenable face au Christ, dont toute la prédication est emprunte de quelque chose de divin. Pour Couchoud, on est bien obligé de constater que c’est le côté divin de son message, ce sont les miracles, c’est la dimension spirituelle de sa parole qui a acquis au Nazaréen son audience auprès des foules, en faisant son succès. Pour Couchoud, on ne peut pas distinguer l’humain et le divin dans l’aventure de Jésus, comme l’a tenté Renan dans sa Vie de Jésus. Jésus sans les miracles n’est pas Jésus. Jésus est Dieu ou il n’est pas. Mais manquant de foi, notre Couchoud en tire cette conclusion, qui lui est au fond purement personnelle que Jésus est un mythe divin, qu’il n’a jamais existé. Mais cette position-là non plus, cette position qui affirme un Jésus qui n’existe pas dans la réalité, un Jésus qui serait donc purement spirituel, en quelque sorte, non pas mythique, non pas instrumentalisé par la politique, mais spirituel, cette position n’est pas scientifique, comme le montre, dans ce numéro, le professeur Salamito. Quel est le problème ? Les mythistes ont besoin de mettre du temps entre leur Jésus qui n’a pas existé et sa religion, qui elle le prétend. Or on date aujourd’hui avec certitudes la Première Épître aux Corinthiens de l’an 50. Quant aux Evangile, JAT Robinson a démontré sans réplique qu’ils ont commencé à être rédigés avant l’an 70 (année marquant la chute et la destruction de Jérusalem après un siège de quatre ans par les Romains). Cela ne fait pas assez de temps pour qu’une légende puisse s’établir. Il y a un contrôle du texte des Évangiles par ceux qui, à Jérusalem ont assisté aux événements, qu’ils les aient compris ou non. Si vraiment Jésus n’avait pas existé, l’un de ses adversaires, un Juif ou un Grec, n’aurait pas manqué de le crier. Nous ne possédons rien de tel.D’ailleurs, au fur et à mesure qu’il avance en âge, Paul-Louis Couchoud est de plus en plus proche de renoncer à son interprétation mythiste. Dans l’hommage qu’il a rendu lors de ses obsèques en 1959, Jean Guitton a osé dire que son vieil ami Couchoud avait dépassé les positions mythistes de sa jeunesse, en particulier au contact avec la mystique Marthe Robin, cette femme qui ne s’est nourrie que de l’eucharistie pendant quarante ans et qu’il avait été voir en tant qu’ancien directeur de clinique psychiatrique. Il faut surtout reconnaître que si la position rationaliste de Strauss et de Renan est insuffisante pour rendre compte de la puissante déflagration sur toutes sortes de populations que produit l’événement Jésus dans l’histoire, la position négationniste qui était la position de Couchoud, à propos du Christ, est encore plus faible. L’abbé Alfaric : un honnête hommeIl y a un autre négationniste du Christ. L’acharnement de Onfray à le réhabiliter présente quelque chose de touchant et de dérisoire, car personne ne soutient plus ses théories, c’est Prosper Alfaric (1876-1955), prêtre défroqué, victime de la crise moderniste, dont Michel Onfray a préfacé la réédition de quelques études. Une autre victime de la crise moderniste, plus connue, l’abbé Alfred Loisy avait expliqué la force et la terrible faiblesse de la formation reçue dans les séminaires à la fin du xixe siècle. « Les études du Séminaire explique-t-il dans ses Mémoires, étaient comme une cathédrale construite sur du vide ». On comprend le vertige qui a pu saisir certains jeunes clercs à ce moment-là, avec, face au monde, l’impression que leur foi s’écroulait. C’est ce qu’a dû ressentir Prosper Alfaric, ce paysan aveyronnais, découvrant, dans les années 10, l’ampleur de la critique antichrétienne. Mais c’est le même Prosper, qui dérive, vingt ans plus tard, vers l’hypothèse mythiste, contre l’avis et les conseils d’Alfred Loisy. Il a élaboré une théorie extrêmement faible sur les cinq sources géographiques qui seraient explicatives du Christ comme personnage mythique, la source palestinienne, la source égyptienne, la source syrienne, la source grecque et la source romaine. Lui-même n’a vraiment travaillé que sur la source palestinienne, en insistant sur les courants qui traversent le judaïsme de l’époque, rien qui puisse nous contraindre à affirmer ni l’existence, ni l’inexistence du Christ. Son argument par le silence des sources étant – Jean-Marie Salamito le montre ici – tout aussi faible.Il me semble que Michel Onfray, négationniste du Christ, devrait prendre garde à sa généalogie. Il éprouve une indéniable sympathie pour la civilisation chrétienne. Il risque, dans l’universelle décadence, de comprendre plus vite qu’il ne l’imagine que la seule sagesse, alors que la raison est impuissante, c’est la foi et l’intelligence qu’elle nous apporte, comme Couchoud l’avait sans doute pressenti dans ses conversations avec Jean Guitton.  

Abbé G. de Tanoüarn

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