« Nous pensons qu’en France, le sursaut est possible, que les Français vont à nouveau s’aimer eux-mêmes et s’aimer entre eux, pour se redécouvrir tels qu’ils sont : viscéralement catholiques. »

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Secrétariat Monde & Vie

Entretien avec Jean-Marie Salamito 

Michel Onfray, cet homme si médiatique, vient de commettre une attaque en règle contre le christianisme dans son ouvrage Décadence. Une occasion de montrer la faiblesse de ses raisons contre le christianisme et, a contrario, la force d’une apologétique chrétienne vraiment scientifique.

Jean-Marie Salamito, vous vous êtes signalé comme celui qui osait porter la controverse contre Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, les deux coauteurs de la série Corpus Christi, dans un petit ouvrage remarqué, Les chevaliers de l’apocalypse. Vous récidivez aujourd’hui contre Michel Onfray et son ouvrage Décadence, contre lequel vous venez d’écrire une petite merveille de science historique, Monsieur Onfray au pays des mythes, chez Salvator. Quels sont vos titres, pour oser vous en prendre ainsi, seul contre tous ou presque, à trois personnages marquants du Paysage Audiovisuel Français ?  

Je ne suis assurément pas un homme de télévision, mais je suis professeur d’histoire du christianisme antique à l’université Paris IV Sorbonne depuis 2004. J’ai fait une thèse sur la morale économique chez les Pères de l’Église, dans laquelle j’ai montré que, au-delà de la représentation des métiers que l’on se faisait dans l’Antiquité, chacun avait une responsabilité personnelle dans l’exercice de la profession qu’il exerçait. J’ai comparé en particulier les paysans et les marchands. Dans l’Antiquité préchrétienne, on repère une opposition entre l’agriculteur qui a contact avec la Nature et qui est bon, parce que l’on ne peut pas mentir à la terre. De l’autre côté, le commerçant, lui, a affaire aux hommes, c’est lui qui est injuste. Les poncifs sur les commerçants sans scrupule auront la vie dure. Mais les Pères de l’Église introduisent très tôt, au-delà de la typologie des métiers, une réflexion sur la responsabilité personnelle. Ambroise, par exemple, met en cause les spéculations auxquelles se livrent les grands propriétaires terriens, alors que classiquement la littérature païenne en accusait toujours les marchands. Dans le Commentaire du Psaume 70, saint Augustin s’en prend à l’idée selon laquelle le commerçant est toujours malhonnête, en soulignant que l’on peut très bien concevoir un commerce honnête. Il balaye ainsi les clichés sur les métiers et propose une morale économique souple.

Vous vous en êtes encore pris à un mythe dans votre étude de 2005 sur Pélage et le pélagianisme…

Je n’ai pas fait de la théologie, mais plutôt de la sociologie, en allant chercher des concepts et des méthodes chez Max Weber, pour repérer des affinités électives entre les idées de Pélage et des idées sociales. Ce moine breton expliquait contre Augustin que les hommes n’ont pas besoin de la grâce de Dieu pour se réaliser eux-mêmes… J’ai montré que Pélage développe un élitisme qui convient à une certaine aristocratie chrétienne du moment. Il est pessimiste face aux gens ordinaires et optimiste pour une élite. Augustin, en revanche, au nom de la nécessité de la grâce pour le salut, s’en prend à l’autosatisfaction de cette élite socio-culturelle. Il y voit toute la prétention de l’orgueil humain qu’il dénonce depuis toujours. Julien, évêque d’Eclane en Italie du sud, représente bien cette élite pélagienne, sûre d’elle-même. Il explique, quant à lui, que le péché originel est une doctrine pour les faibles, qui trouvent là une excuse à leur faiblesse. Pour Augustin, au contraire, il y a ce que j’ai appelé « un multitudinisme de la grâce ». C’est par la grâce donnée au plus grand nombre que l’Église est un peuple, que l’Église est une école, mais certainement pas une académie.

Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de vous attaquer à Décadence, le gros ouvrage de Michel Onfray ?…  

Des amis m’ont montré ce livre et ma première impression a été catastrophique. J’ai été abasourdi par ce que je lisais sur la négation de l’existence historique de Jésus, atterré par la vision noire donnée de saint Paul et par la vision terriblement négative du christianisme antique que développe Michel Onfray. Marc Leboucher avait édité mon précédent livre, Les chevaliers de l’Apocalypse, sur le duo Prieur et Mordillat. Cela se passait chez Desclée De Brouwer. C’est encore lui qui m’a contacté pour l’ouvrage que vous avez entre les mains, Monsieur Onfray au pays des mythes, publié cette fois chez Salvator.

Onfray au pays des mythes… Comme vous y allez ! Le texte de Michel Onfray n’a donc pas de valeur historique selon vous…  

Écoutez, à la louche, je dirais que 80 % des affirmations historiques de Michel Onfray sont à revoir. Sa bibliographie est toujours bancale. Ses sources ont été lues trop vite. Je ne parle pas des affirmations sans fondement, des généralisations abusives et des amalgames grossiers, proférés avec une assurance qui confine au dogmatisme.

Que répondez-vous à Michel Onfray lorsqu’il nie l’existence historique de Jésus ?  

L’existence historique de Jésus fait l’objet d’un consensus des spécialistes, quelle que soit leur confession ou leur absence de confession. Aller contre un consensus aussi fort, c’est aller contre la vraisemblance. Il faut un élément nouveau pour le mettre en cause. Or les cinq sources de Michel Onfray sur le sujet sont à la fois tendancieuses et datées (la plus récente est éditée en 1963 à Moscou aux éditions en langues étrangères). Quant à moi, ma position serait de rappeler d’abord que les Évangiles constituent en eux-mêmes un témoignage suffisant : la personnalité de Jésus s’y dessine de manière précise et concrète. Il faut lutter contre ceux qui pensent que ces textes, en tant que chrétiens, ne seraient pas fiables. Qu’il faille lire ces textes avec un esprit critique, c’est évident, mais il ne faut pas avoir la naïveté de les exclure sous prétexte qu’ils sont confessionnels. Un historien n’exclut jamais a priori une source. La foi des chrétiens est historique. Saint Ignace d’Antioche, à la fin du Premier siècle, s’écriait : « Mes archives, c’est le Christ ». Eh bien ! Consultons nos archives ! Pour connaître le Christ, il faut lire avant tout les Évangiles…

Existe-t-il des sources en dehors des Évangiles ?  

Bien sûr. Au livre XVIII des Antiquités judaïques (§ 63-64), il y a un texte qui montre que Flavius Josèphe, le grand historien juif, a entendu parler de Jésus avec précision. La tradition manuscrite grecque est unanime sur ce texte, dont les interpolations chrétiennes sont parfaitement repérables : je me rallie, là-dessus à l’analyse de John P. Meier. Voici le texte : « En ce temps-là apparaît Jésus, un homme sage [si vraiment il faut l’appeler homme]. C’était un faiseur d’actes étonnants, un maître pour des hommes recevant avec plaisir les vérités ; il entraîna à sa suite beaucoup de juifs et beaucoup d’hommes d’origine païenne. [Il était le Christ.] Et quand Pilate, sur une accusation des hommes les plus haut placés parmi nous, l’eut condamné à la croix, ceux qui l’avaient aimé auparavant ne cessèrent pas de le faire. [Car il leur apparut le troisième jour, de nouveau vivant, comme les divins prophètes l’avaient dit à son sujet, en même temps que d’innombrables autres merveilles.] Encore maintenant, la tribu des chrétiens, ainsi appelés d’après lui, n’a pas disparu. » Si l’on enlève les mots entre crochets, qui sont des interpolations chrétiennes, on obtient très probablement le texte qu’écrivit Flavius Josèphe à la fin du Premier siècle. Je pourrais citer d’autres sources païennes, Tacite, par exemple, qui mentionne que Ponce Pilate, un haut fonctionnaire romain bien connu par ailleurs, a condamné Jésus à la croix. Je vous renvoie au passage à la biographie de Ponce Pilate, signée Aldo Schiavone, parue cet automne chez Fayard. Je voudrais souligner en outre qu’aucune source païenne, si polémique soit-elle, ne dénonce en Jésus un personnage inventé. L’existence de Jésus est un minimum, un socle que tous reconnaissent.

Je ne voudrais pas refaire ici avec vous les sept chapitres de votre ouvrage passionnant. Il faut que les chrétiens et tous ceux qui sont intéressés par le Christ se le procurent… Quelques mots peut-être sur le procès en antisémitisme que mène Michel Onfray…  

Les Pères ont effectivement signé un certain nombre d’ouvrages Contra Judaeos. Mais ces ouvrages relèvent en général de la controverse interreligieuse, et pas de l’antisémitisme. Dans cette controverse, il y a des textes extrêmement regrettables, comme les sept ou huit homélies de saint Jean Chrysostome, qui sont ce qu’il y a de plus violent. Contrairement à ce qu’écrit Michel Onfray, ces homélies, je l’ai vérifié, ne contiennent cependant pas le moindre appel au meurtre, ni même à une violence physique. Elles s’inspirent des critiques des prophètes d’Israël contre leur propre peuple, en insultant par exemple l’impiété des juifs de manière parfaitement déplacée… Rien de tout cela ni dans le Dialogue avec Tryphon de saint Justin, ni plus tard chez Augustin, pourtant mis en cause par Onfray. Dans son Tractatus adversus Judaeos, l’évêque d’Hippone se montre parfaitement respectueux. Il donne aux chrétiens des arguments pour une discussion, pas pour un affrontement. Il insiste sur le fait que pour parler de Jésus, il ne faut pas citer aux Juifs « nos propres Écritures », mais les prophéties et les psaumes de l’Ancien Testament. Cela étant posé, Michel Onfray n’étudie pas vraiment les textes. Il pratique l’amalgame au sens le plus fort du terme, en prétendant que de saint Paul aux nazis, il y a une continuité. C’est ainsi qu’il cite un texte de dix lignes, dont il dit qu’il a été écrit par « un catholique ». On découvre un peu plus loin que ce catholique, en réalité, c’est Adolf Hitler lui-même…

Mais n’existe-t-il pas un texte antisémite chez Paul dans son Épître aux Thessaloniciens ?  

Il faut d’abord avoir en tête ce qu’écrit saint Paul sur son peuple, par exemple au chapitre 11 de l’Épître aux Romains, où il insiste sur le fait que les dons que Dieu a faits aux juifs sont « sans repentance ». Michel Onfray oublie ces textes. En revanche, il cite un passage de la Première Épître aux Thessaloniciens (2, 15) en le décontextualisant. Il s’agit d’un texte écrit pour des juifs convertis, à propos de persécutions qu’ils subissent à Thessalonique de la part de leurs anciens coreligionnaires. Saint Paul note qu’il s’est passé la même chose en Palestine et il précise que les Judéens qui ont fait obstacle à la prédication de l’Évangile sont, pour cette raison « opposés à tous les hommes ». On ne peut arguer de ce texte en y voyant une essentialisation du juif comme « ennemi du genre humain ». Le contexte immédiat ne le permet pas. C’est en tant que les habitants de la Judée ont fait obstacle à la prédication du Christ aux nations que, pour Paul, ils méritent ce jugement.

Et les femmes… Paul n’est-il pas un affreux misogyne ?

Sur ce point au moins, ne faut-il pas donner raison à Michel Onfray ?  La Première aux Corinthiens, chapitre 7 versets 3 et 4 établit une égalité parfaite dans le couple, très loin du machisme que Michel Onfray attribue à saint Paul : « Que le mari s’acquitte de son devoir envers sa femme, et pareillement la femme envers son mari. La femme ne dispose pas de son propre corps, mais le mari. Pareillement le mari ne dispose pas de son corps, mais la femme… ».

Mais n’y a-t-il pas dans les écrits chrétiens une dévalorisation de la chair ?  

Là on tourne autour de la question du péché originel. Contrairement à ce qu’affirme Michel Onfray, ni Paul ni Augustin ne font du péché originel un péché de chair. Ce n’est d’ailleurs pas non plus un péché de « connaissance ». Quand l’évêque d’Hippone commente la Genèse, il explique que l’interdit devait permettre aux hommes de se rapprocher de Dieu par la vertu d’obéissance, de comprendre « quel bien est en soi l’obéissance et quel mal est en soi la désobéissance ». En d’autres termes, le commandement est un chemin, un tremplin pour monter plus haut. Ce qui est mis en évidence par Augustin, c’est l’orgueil, superbia, qui est en soi le péché originel, consistant à vouloir se diviniser soi-même.

La description de Paul lui-même, de son physique, par Onfray reste très parlante…  

Mais elle est fausse. Michel Onfray cite les Actes de Paul, un apocryphe du iie siècle, mais il ne le cite pas complètement : il feint de le paraphraser en décrivant Paul « petit, chauve, barbu, les sourcils joints » et il ajoute, de son crû, « un homme disgracieux », « un corps chétif et malade » (p. 67), « un Juif chétif et malingre », « un barbu disgracié » (p. 68). Le texte qu’il a commencé de citer dit exactement le contraire : « un homme de petite taille, à la tête dégarnie, aux jambes arquées, vigoureux, aux sourcils joints, au nez légèrement aquilin, plein de grâce »… Vous voyez que Onfray veut donner à Paul « un petit corps malade ». Si l’on va à la source dont il est censé s’être inspiré, on ne trouve rien de tel. Onfray, pour faire bonne mesure, accuse Paul d’être impuissant, parce qu’il déclare « une écharde dans la chair ». Dans cette interprétation, Onfray se laisse aller à l’arbitraire et à la fiction. Cette écharde n’est pas purement physique, elle désigne un mal spirituel ou religieux, puisque le Seigneur lui répond : « Ma grâce te suffit ». Si l’on se reporte à l’ensemble du texte dont cet aveu est issu, il faut y lire d’une part l’heureuse mémoire d’expériences mystiques éblouissantes (« Je connais un homme, est-ce dans son corps ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait, qui fut enlevé jusqu’au troisième ciel ») et d’un autre côté la conscience sereine de ses propres limites charnelles. Il est parfaitement abusif d’interpréter ce témoignage comme celui d’un aigri ou d’un frustré !

Vous innocentez les textes fondamentaux. Mais qu’en est-il de l’empereur Constantin ? N’est-ce pas lui qui a imposé le christianisme au monde romain ?  

Vous mettez en cause ce que l’on appelle l’Église constantinienne. D’abord l’empereur Constantin n’est pas la machine à tuer que Onfray veut voir. Les crimes familiaux qu’on lui reproche ne sont pas des certitudes. Les sources sur ce sujet sont contradictoires. Il est possible que Constantin ait été calomnié. Constantin n’était pas l’intolérant ou le fanatique qu’Onfray imagine. Il faut se reporter à sa biographie récente par Pierre Maraval. Constantin prend possession de la partie orientale de l’Empire romain, après la défaite de Licinius en 324. Nous avons une lettre aux populations récemment soumises qui contient une profession de foi chrétienne, mais aussi une déclaration de liberté religieuse pour tous. Même Théodose, à la fin du ive siècle, continue à pratiquer une relative tolérance, en particulier envers les juifs et les païens pris comme individus. Dans le Code théodosien, on peut lire : « Il est bien établi que la secte des juifs n’est interdite par aucune loi » et aussi : « Qu’aucun innocent ne soit opprimé parce qu’il est juif ». La loi était bien évidemment la même pour les païens. Honorius et Théodose II déclarent par exemple dans un édit de 423 : « Qu’ils le soient vraiment ou qu’ils passent pour l’être, nous demandons spécialement aux chrétiens de ne pas oser, en abusant de l’autorité de la religion, porter la main sur des juifs et des païens qui vivent dans le calme et ne tentent rien de violent et de contraire aux lois ». Il y a plusieurs documents en ce sens.  

Propos recueillis par l’abbé Guillaume de Tanoüarn

Jean-Marie Salamito, Monsieur Onfray au pays des mythes, réponses sur Jésus et le christianisme, éd. Salvator, 15 €.

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