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Charles de Foucauld : « Une conversion totale du regard et de l’intelligence »
François Sureau a commencé une véritable quête de l’absolu. Son alambic est la littérature. Il nous convie à participer de sa sobre ivresse chaque fois qu’il publie un livre. C’est une sorte de fête pour le lecteur averti, qui ouvre « le Sureau » en faisant sauter le bouchon de ses préjugés. Nous avons voulu, cette fois, partager cette fête avec les lecteurs de Monde&Vie.
François Sureau, vous publiez, presque coup sur coup, deux curieuses “vies de saint”, qui sont tout sauf des récits hagiographiques : Inigo, sur la jeunesse du fondateur des jésuite Ignace de Loyola et maintenant voilà Je ne pense plus voyager, une évocation de la vie si contrastée de Charles de Foucauld. Ce sont deux figures qui sont aux antipodes dans le grand Livre de vie dont parle l’Apocalypse… Il y a l’efficacité du jésuite et l’échec du Français…
Vous savez ce qui m’a intéressé dans Ignace, ce n’est pas tant le fondateur d’ordre à qui rien ne semble résister. Ignace me touche par son échec, sa jambe brisée au Siège de Pampelune et quelque chose ensuite que l’on peut appeler sa dépression. C’est ce que j’ai cherché à décrire dans Inigo. Pour le reste c’est un homme du Moyen âge, je veux dire qu’un très grand nombre de ses déterminants physiques et moraux nous sont étrangers. En tout cas, il a une ambition gigantesque et il change son sens : c’était une ambition mondaine, une ambition militaire. Il en fait une ambition pour servir Dieu. Foucauld ? Lui, ce pourrait être notre contemporain. Il n’a pas d’ambition dans la carrière militaire qu’il a embrassée. C’est un raté. Et en même temps, il est traversé par des foucades incompréhensibles pour son entourage. Alors qu’il est encore d’active, il passe quinze jours dans le Maine et Loire à mendier son pain. Notation de ses supérieurs sur son livret militaire à la suite de cette histoire : « Il n’a pas le sens du devoir ». Je crois que l’on peut dire qu’il ne l’aura jamais et c’est en cela qu’il est moderne : il ne croit pas qu’il suffise de faire son devoir. Il a conscience de l’imperfection fondamentale du monde matériel. Il pense sans doute comme Maxime le Confesseur que « le péché originel entraînant une perturbation de la totalité de l’ordre cosmique depuis la sortie du Jardin d’Eden, le saint, dans son existence même, opère la réconciliation du monde humain avec le monde animal, avec la nature ». C’est l’histoire du loup de Gubbio avec saint François d’Assise. On est au-delà de la morale sociale.
Comment expliquez-vous ce côté “hors champ” de Foucauld ? Il est un peu « sur les bords de tout » pour reprendre le titre d’un de vos recueils de poèmes ?
Il a une vie qui a été traversé de terribles malheurs : la folie de son père, qui finit ses jours dans la clinique du docteur Blanche… Sa mère meurt peu après, au cours d’un accouchement. Sa grand-mère est écrasée par un troupeau de vaches. Il est orphelin, élevé par son grand-père maternel, le colonel Beaudet… Bref on peut comprendre que tout cela favorise une terrible solitude et une méfiance vis-à-vis du monde. Mais en même temps attention : il est bien de son temps. Il est militaire. Il est très soumis à sa famille aussi et cela jusque dans ses amours : il aime Marie Cardinal, on le lui interdit. Il aime Marie-Marguerite Titre, on lui dit que socialement cela ne se fait pas, il rompt encore. Il n’y a que lorsque on lui demande de rompre avec Jésus de Nazareth, que, là, il refuse. Mais il sera toujours soumis à un évêque malgré son statut d’ermite. Il ne dit pas la messe sans servant ou au moins sans assistant, selon la discipline de l’époque… Ce n’est pas un révolté. Mais il est ailleurs, radical dans ses débauches puis radical dans sa foi.
A-t-il eu un maître spirituel ? On ne voit pas trop l’abbé Huvelin, vicaire très parisien de l’église Saint Augustin dans une telle radicalité, alors que c’est lui qui recueille sa première confession ?
Il s’entendra très bien toute sa vie avec l’abbé Huvelin, mais il n’écoutera jamais ses conseils de modération. Exemple : quand il est à Nazareth, prêtre et jardinier chez les religieuses, il commence à signer son courrier Frère Charles de Jésus. L’abbé Huvelin lui demande de se faire appeler M. l’abbé comme tout le monde, comme il lui avait demandé, après sa conversion, d’être un bon père de famille. Cela montre bien l’incompréhension profonde qui sépare les deux hommes. « Quel est le secret de ma vie ? Je me suis perdu d’amour pour Jésus de Nazareth ». Frère Charles ne souhaite que l’ensevelissement dans le service et les profondeurs de l’adoration eucharistique. Et cet esprit, il a pu le trouver chez celui qui, à mon sens, est son véritable maître spirituel par-dessus les siècles : le Pseudo-Caussade, ce laïc nancéien qui se cache derrière le Père de Caussade pour transmettre, malgré les condamnations romaines, l’esprit de Madame Guyon, dont il a été un proche. Le titre de son ouvrage, que frère Charles a lu et relu, dit bien son propos : l’abandon à la Providence divine. Comprenez : l’abandon à la volonté cachée de Dieu. Il s’agit en fait de savoir comment avancer à la suite du Christ dans un monde qui ignore qu’il est racheté – alors que l’histoire cesse d’être chrétienne et que la science désenchante le monde. À quoi tient notre foi ? Pourquoi parle-t-on si peu du Second avènement du Christ à la fin des temps ? L’esprit eschatologique nous a tous déserté. Que reste-t-il ? L’adhésion du serviteur inutile, celui qui adhère pleinement au dessein de Dieu dans la mesure même où il renonce à le percevoir. L’homme est devant le mystère de l’absence de Dieu sur cette terre. Voilà Foucauld, un homme qui a les mêmes questions que nous et qui y répond de manière radicale.
Mais Foucauld n’est-il pas tout de même un chaud partisan de la colonisation ? N’adhère-t-il pas à la politique de son époque ?
C’est plus compliqué. Foucauld ne pense pas que la colonisation de l’Algérie à son époque ait un avenir, il se désole de la courte-vue des militaires répressifs, qui ne savent pas traiter d’égal à égal avec Moussa, l’amenokal des Touaregs. Il déplore que les colons ne soient préoccupés que de leurs avantages matériels. Et en même temps il est très soucieux d’améliorer matériellement le sort des indigènes. Mais c’est surtout son point de vue de prêtre qui est neuf : « Je ne souhaite pas les convertir », dit-il, mais simplement qu’ils puissent se dire : « Si tel est le serviteur, que doit être le maître ? ». Il y a là un renversement complet de toutes les perspectives, une conversion totale du regard et de l’intelligence. Par exemple, pour lui, il ne s’agit pas seulement de s’intéresser aux pauvres, mais de dire que le destin du pauvre est celui du préféré de Dieu. Il ne s’agit pas non plus seulement d’accueillir l’étranger comme le pauvre, mais de dire que nous sommes tous des étrangers ou des voyageurs sur la terre. Enfin, troisième conversion, si je puis dire, la conversion à l’échec. Il y a plus à attendre, pour se rapprocher de Dieu de l’échec que de la réussite. On peut dire d’ailleurs qu’il a parfaitement réussi puisque sa vie est un échec total. Je crois d’ailleurs que c’est cela qui explique l’attitude ambiguë de l’Église à son égard. Aujourd’hui on dit que s’il n’est pas canonisé c’est parce qu’il a été vu comme un auxiliaire de la colonisation française. En fait c’est sans doute plus profond que cela. Le problème c’est sa spiritualité de l’échec. J’irais jusqu’à dire que la même Église qui consacre l’Opus Dei et ne dissout pas les Légionnaires du Christ ne peut pas canoniser Foucauld !
François Sureau, comment caractérisez-vous votre quête littéraire : vous vous cachez derrière les saints ?
Les années passant, il se fait un compromis. Mon expérience intérieure m’a conduit à m’éloigner totalement de la littérature pour elle-même. Je ne veux pas avoir le seul souci de l’œuvre d’art et d’une littérature qui m’éloignerait du salut. Julien Green et François Mauriac l’ont dit chacun à leur manière : c’est dangereux. Je prends leurs avertissements au sérieux. Un romancier, parce qu’il tire sa matière de lui-même, est forcément guetté par un narcissisme qui lui est nécessaire. J’ai donc essayé de rechercher une forme de littérature qui parte plutôt de l’essentiel : la condition terrestre de l’homme créé à l’image de Dieu en évitant les pièges maléfiques. Je crois avoir trouvé du secours dans le fait de me mettre à la place des saints, non pas en composant un récit hagiographique, mais en produisant un exercice de l’imagination disposée pour le salut, ce que saint Ignace nomme une composition de lieu. On présente trop souvent les saints de manière idéaliste et absurde parce que l’on ne prend pas au sérieux le côté séduisant et captieux du monde et la manière dont ils y ont renoncé. Ils montrent, ces saints, que Dieu est partout y compris dans les péchés qui les ont conduits à la conversion. Il nous faut donc rechercher la proximité de Dieu avec la même attention que quand on lit un poème ou quand on déguste un verre de vin. Regarder le Christ, qui a faim, qui a soif et qui souffre, contempler le Christ ressuscité qui, comble d’attention, prépare du poisson braisé pour ses apôtres.
Propos recueillis par l’abbé Guillaume de Tanoüarn et Olivier Figueras - François Sureau, Je ne pense plus voyager, éd. Gallimard, 160 p. 15 €.