« Nous pensons qu’en France, le sursaut est possible, que les Français vont à nouveau s’aimer eux-mêmes et s’aimer entre eux, pour se redécouvrir tels qu’ils sont : viscéralement catholiques. »

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Monde & Vie

Secrétariat Monde & Vie

Michel Déon ou le chant du monde

Michel Déon nous a quittés le 28 décembre dernier. Rémi Soulié, spécialiste de Charles Péguy et de Pierre Boutang, lui rend ce bel hommage.

Dans sa haute sagesse, Alexandre Vialatte professait : « Il est urgent de faire naître des îles ». Les livres de Michel Déon en sont autant, semblables à celles qu’il habita ou traversa : l’Irlande, bien sûr, mais aussi Spetsai, Patmos, Saint-Germain-des-Près ou Lisbonne. Autant dire, plus clairement sans doute, que ce « nomade sédentaire », comme l’appelait Pol Vandromme, vécut en exil malgré les lecteurs — nombreux —, les adaptations cinématographiques ou télévisuelles de ses romans, les honneurs de l’Académie française… Comment aurait-il pu se reconnaître dans le pays de Mégalonose, celui d’« un certain monde, des hommes en place » et d’une « cynique conception de la politique » ? Lucide, il reconnaîtra plus tard que la situation avait encore empiré : « Le bourbier dans lequel s’enfonce la France fait presque regretter ces temps… » des années gaulliennes.C’est en famille qu’adolescent j’entendis parler de l’écrivain pour la première fois : Les Poneys sauvages, Un Taxi mauve, Le Jeune homme vert et Je vous écris d’Italie… résonnaient comme des appels au voyage mais c’est moins le romancier qui devait m’emporter que le mémorialiste de Mes arches de Noë et de Bagages pour Vancouver ou le « touriste » — au sens stendhalien — du Balcon de Spetsai et du Rendez-vous de Patmos. Je n’ai jamais oublié le portrait du vieux maître Maurras, à Lyon, non plus que cette fidélité à la France royale ou le goût de ces pages grecques, si sensuelles, de la mer allée avec le soleil, des poissons que l’on mange et du vin que l’on boit au vent salé des embruns. Là, me disais-je, Déon avait été heureux et j’étais heureux avec lui, grâce à lui. Le grand Midi sans ombre, la suspension du temps… La prise autorisait l’interruption de la chasse au bonheur ; le savoir redevenait saveur.Comme tous les écrivains, Déon voyagea également dans les livres. Je le lus lisant, subtil et fin, Larbaud, Conrad, Toulet ou Giono. Il pointait la révolution romanesque de A.O. Barnabooth, ses œuvres complètes, publié dix ans avant l’Ulysse de Joyce, plus radicale que celle du surréalisme ou du Nouveau roman. Seul, dans le bureau du Paraïs, il se souvenait de l’offrande du petit garçon de 14 ans faite à sa mère, ce Chant du monde dont il n’est pas interdit de penser que son œuvre à venir le prolongerait ; il redonnait vie aux ombres de Langlois, de Saucisse, de Monsieur V., de Pauline de Theus et d’Angelo, cet autre hussard sur le toit du monde, à Manosque, qu’il n’est pas interdit non plus d’associer à son cher « Voyageur contemplant une mer de nuages », de Friedrich. Au cimetière de Guéthary, « d’où les morts peuvent voir la mer », il chantait, enfin, les vers du Béarnais Too late : « Jardin qu’un dieu sans doute a posé sur les eaux/ Maurice, où la mer chante, et dorment les oiseaux. »

Une droite buissonnière et légendaire

J’ai croisé Michel Déon à plusieurs reprises, dont une fois au sens le plus littéral du mot. Je m’étais précipité assez brutalement sur la porte d’entrée de la librairie Gallimard, boulevard Raspail, bousculant presque un vieux monsieur en imperméable et casquette qui me précédait à peine. Je me suis retourné pour lui présenter mes excuses et là, surprise et confusion extrêmes : Michel Déon ! Il répondit à mes bafouillages par un généreux sourire. Je lui dis mon admiration, dont il me remercia, et craignant d’être par trop importun, je me suis éloigné.Une autre rencontre eut lieu à la librairie Nicaise, boulevard Saint-Germain, où Déon exposait et vendait plusieurs manuscrits dont, quel hasard compte tenu des liens qui m’unissaient à Pierre Boutang, celui du texte qu’il publia en avant-propos au Dossier H consacré au philosophe, « Un jeune dieu » : « C’était un roc, une forteresse à la Vauban, avec des bastions avancés, des positions de replis ou de sorties foudroyantes. » Déon incarnait à merveille l’idée la plus haute que l’on puisse se faire de la droite littéraire, par excellence buissonnière et légendaire — ce qui signifie qu’elle doit être lue. Il avait de l’élégance et du style ; il était seul et entouré d’amis morts ou vivants ; il était libre voyageur et enraciné ; il se défiait des idées — Boutang nous a rappelé que l’ « esprit d’abstraction » est proche de l’ « esprit de cruauté » — mais il aimait la vie vivante, comme disait Mistral, celle que les paysages embellissent et que l’on accepte avec toutes ses contradictions sans jamais chercher à les dépasser. Avec Morand, Chardonne, André Fraigneau, Nimier, Blondin, Jacques Laurent, François Sentein ou Michel Mohrt, il compte désormais parmi la phalange des singuliers, navigateurs hauturiers et mainteneurs, gardiens de la beauté des phrases.Le 29 mars 2012, un ami toulousain familier de Déon, avec qui il se rendait en pèlerinage à La Bourdette, où vécut Kléber Haedens, m’offrit un exemplaire de Mes arches de Noë avec cette superbe dédicace : « Pour Rémi Soulié, ces quelques images d’un monde à sauver de lui-même autant que de ses pires ennemis. Amicalement. » Qui dit mieux ?    

Rémi Soulié

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