Hubert Champrun
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La trahison en images
Le film Silence de Scorsese, dont il sera sans doute beaucoup question, rappelle par antiphrase le mot de Pascal : Jamais les saints ne se sont tus !… Autant dire que ce silence nous parle plus de trahison que de sainteté.
S’il s’agissait de tout autre que Scorsese, Silence aurait été accueilli comme un film long, plat, mal joué, verbeux et racoleur. Je regrette que l’œuvre puisse en outre, clairement, être considérée comme anti-catholique car on pourrait croire que les jugements esthétiques ici portés ne sont animés que par un esprit partisan : il n’en est rien, et il sera intéressant de faire une revue critique de la réception du film, lorsque sa carrière commerciale sera achevée.Silence raconte comment le père Rodriguez, jésuite portugais, part pour le Japon où les catholiques sont persécutés d’horrible manière, les Japonais ayant décidé que la foi du peuple doit être celle du prince, et qu’un dieu universel prêché par des Portugais s’accorde mal avec la politique intérieure japonaise et son culte du soleil. Le prêtre reniera sa foi, rejoignant ainsi un autre jésuite apostat, et consacrera le reste de sa vie à aider les autorités japonaises à lutter contre toute propagande catholique – cette péripétie finale étant relatée par un marchand hollandais protestant. Silence se pique d’être réaliste et multiplie les effets de réel, comme ces lettres lues en voix off qui ouvrent et ferment le film, et objectivent la fable (le film est adapté d’un roman qui s’appuie sur l’histoire du Japon, mais il ne s’agit en rien d’un film historique, c’est un apologue moral). Au milieu, on aura assisté à d’horribles martyres, à la déroute intellectuelle du jésuite, joué par un Andrew Garfield coiffé comme un Christ sulpicien et à la mine invariablement boudeuse, douloureuse et étonnée (1), et à la vie quotidienne au Japon, dans une perspective réaliste (crasse et mouches) qui fait regretter Kurosawa. Tout est filmé avec lenteur, componction et un goût pour la “belle image” chic et choc qui évoque plus le peintre Gérôme que Dreyer, avec le pénible running gag d’un apostat japonais, Judas local, qui passe son temps à venir se confesser pour ensuite dénoncer ses coreligionnaires et ses pasteurs.Un Christ nihilisteLa forme est donc ennuyeuse au possible (avec des récitatifs interminables), sans grâce ni inventivité (Scorsese ayant depuis longtemps perdu toute originalité). Et le fond ? Pourquoi ces deux apostasies ? La réponse se fait trop longuement attendre mais on comprend deux choses : d’une part, qu’aucune foi ne peut être universelle dans ses formes (le film réussira ainsi à mécontenter et les culturalistes et les universalistes) – et donc qu’une évangélisation portugaise était forcément vouée à l’échec au Japon, « marécage dans lequel rien ne peut pousser », déclare absurdement Ferrara (qui a donc l’air de ne pas se rendre compte qu’il vit au milieu d’une civilisation constituée) ; d’autre part, que Dieu parle directement aux hommes et qu’aucune religion constituée n’est nécessaire, qu’elle est même un frein. Les deux thèses sont peu argumentées. “L’inquisiteur” japonais (2), magnifique Créon, expose la sienne avec clarté (« Votre foi n’a ni utilité ni valeur au Japon mais représente un danger »), la seconde ne se comprend que parce que le Christ parle directement à Rodriguez, lui enjoignant de le renier et lui expliquant que son silence s’explique parce que d’une certaine manière il a déjà sauvé toute l’humanité et n’a donc pas besoin des manifestations visibles de la foi (ni même de croyants, semble-t-il) ni des œuvres des hommes.Bref, on est perplexe. Sauf à considérer que cette œuvre est une bizarre Apologie de Scorsese pour ses propres choix, lui, l’ancien séminariste ayant perdu la foi, l’émigré italien en terre protestante, et le rebelle embourgeoisé. On ne sait pas si l’angoisse l’a saisi, mais tout ce film n’est qu’une longue justification de ses abandons : Ferrara porte le discours intellectuel d’une foi catholique qui est une impossibilité culturelle, Rodriguez assume l’émotion du sentiment d’abandon et d’un dieu intérieur, et Kichijiro, le judas bouffon, personnifie le cinéaste et ses tentatives désespérées de croire, ses élans et ses retombées. C’est son path of mercy que Scorsese a tracé, qui implique qu’il « marche sur [son] Jésus », comme on l’enjoint à Rodriguez. Le spectateur n’est pas obligé de prendre ce chemin.
Hubert Champrun
1. Les trois jésuites sont joués l’un par Andrew Garfield, à peine rescapé, grâce à Mel Gibson, de la relance ratée de la franchise Spiderman, l’autre par Adam Driver, universellement moqué pour son rôle dans Star Wars VII, et le dernier par Liam Neeson, reconverti dans le film d’action depuis Taken : bref, du second choix adolescent ! Pour ces trois acteurs, le film joue le rôle de “savonnette à vilains”, grâce au prestige médiatique de Scorsese. En réalité, ce choix juge Scorsese, cinéaste pompier qui a hélas cessé de nous surprendre depuis Les Affranchis (1990) et de nous plaire depuis Gangs of New-York (2002) mais qui bénéficie d’une paresseuse faveur critique.2. C’est le terme utilisé dans le film, et son choix ne tient en rien au scrupule historique (le prétendu inquisiteur est bien plutôt un préfet, avec des pouvoirs de police). Le choix du mot inquisiteur par Scorsese nous renvoie à sa volonté de démontrer qu’un même esprit d’ordre social anime les sociétés en Occident et en Orient, produisant les mêmes mécanismes de défense, et les mêmes légitimités illégitimes.