Hubert Champrun
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Et Dior créa la femme
Les robes de Dior sont autant de chapelles baroques. Petits monuments d’architecture, elles servent une féminité incarnée et convoquent autour de cette très terrestre divinité toutes les ressources de l’art et de la nature : fleurs, plumes, fibres, Rhodoïd, néoprène, plissés savants, silhouettes affirmées, armatures secrètes, étoffes denses ou nuageuses, tout concourt à ériger la femme, transformée en autel ambulant de son propre culte. Ligne Sinueuse, ligne Pyramide, ligne Trapèze, ligne Fuseau, ligne Corolle… Il s’agit à chaque fois de concilier l’élan et la stature, de permettre au corps de s’animer tout en le guidant par la coupe, parfaite tension. Entre le Bernin et Borromini, Christian Dior ne choisit pas, ni ses successeurs, allant du plus cérébral au plus luxuriant, au risque du faux-pas exotique, qui, même lui, demeure dans la tradition française de l’influence. L’exposition est fascinante car elle révèle – ou choisit ? – le parti pris de la continuité : depuis le New Look de 1947 et son emblématique tailleur Bar jusqu’au tailleur Rêve infini de Maria Grazia Chiuri (actuelle directrice artistique de la haute couture de la maison Dior), une même exigence de composition se perçoit, celle de Christian Dior : « Une robe telle que je la conçois est une architecture éphémère destinée à exalter les proportions du corps féminin ». Les directeurs artistiques qui lui ont succédé ont tous servi cet idéal, même John Galliano, qu’un choix judicieux de modèles permet de redécouvrir, comme le fourreau en passementerie Alcée (1997) ou l’exubérante Schéhérazade (1998). Cet axe de la continuité est bien rendu dans le parcours, exigeant (comptez deux bonnes heures) et généreux. La stricte chronologie n’est pas suivie, les époques se télescopent, les thèmes rassemblent différents couturiers, Chiuri flanquant Bohan (directeur durant trente ans), Gianfranco Ferré côtoyant Saint-Laurent : le dialogue est éloquent, d’autant plus que le goût pour l’hommage et le pastiche aboutissent à coudre en 2014 des robes xviiie (Raf Simons), Dior ayant lui-même, en 1957, taillé une robe manteau dans un brocard de 1750. Si déceler influences, hommages et ruptures permet de naviguer sans sombrer dans l’étourdissant amas de modèles, cela permet aussi de juger avec pitié certaines créations sacrifiant à une prétendue inspiration (les aberrantes robes massaï, qui déconstruisent plus qu’elles ne donnent à voir) ou s’écartant avec une bouderie butée du canon architectural, pour montrer “autre chose” (combinaisons seventies et autres ticheurtes féministes). Invinciblement, les robes de Christian Dior lui-même viennent redire, du début à la fin, la profession de foi de l’exaltation, quasi monacale (robe Corolle, 1947, tailleur Raphaël, 1948, ensemble Intrigue, 1962, robe Crépuscule, 1989, tailleur Esprit de changement, 2017) ou tendant vers la châsse et le reposoir (robe Soirée de Bagdad, 1955, Nuit de Grenade, 1960, robe Lina, 1997) grâce aux broderies.Comme toujours, certains modèles émergent avec une grâce particulière : Soirée à Rio, portée par Liz Taylor en 1961, avec des fleurs vertes tombant le long d’une jupe crème, les volants de tulle de New Junon (2017), les insolentes plumes fauves du chapeau de Poulette, robe en faille noire de 1948, une robette joyeuse de 1967, aux larges fleurs presqu’orientalisantes. La robe en organza peint de Galliano (2010) est une manière d’iris gigantesque aérien et mystérieux. La dernière salle est une apothéose lumineuse de robes du soir, célèbres ou non. Tout près de la fin, Esther, sage robe bustier en tulle marron brodé de pois de velours, de la ligne Profilée (1952), vous attend. La taille est marquée, la jupe tombe bas, on voit que le tissu ménage des plis discrets, allégeant l’ensemble : elle est tout à la fois belle et prudente comme la Reine, patronne et protectrice des femmes du monde.
Hubert Champrun
Christian Dior, couturier du rêve, musée des Arts décoratifs, jusqu’au 7 janvier 2018.